lundi 3 novembre 2025

Ressemblance

 


Je craignais que lors de notre prochaine rencontre, le climat de notre conversation ne fut perturbé par les incompréhensions mutuelles dont nous avions fait preuve, mais, soit je me trompais, soit Lucian, que je m’apprêtais à nommer Monsieur Lucian… non sans une certaine colère… du moins quelque peu… ou par bravade… alors que lui , simplement, comme si de rien n’était, continua sur le même ton en m’appelant par mon prénom.
– Voyez-vous, Ignatius, je vous propose d’explorer le théâtre, en général certes, mais ici… en particulier. Je parle du théâtre de vos images. Celui-ci dévoile que l’identité n’est jamais fixe, mais un jeu de rôles, un passage… la “passe”, une construction performative.
– Vous pensez qu’à travers un dessin nous puissions jouer de l’identité… comme d’autres jouent du piano!
Sans avoir à réfléchir, Lucian lui répond avec un naturel désarmant:
– Oui, l’identité est jouée, mais ce jeu doit mener à une appropriation intérieure, un “devenir soi-même” authentique.
Confusément, Igniatius essaie de s’expliquer… mêlant processus initiatique et révolte à peine voilée…
– Cependant, vous le savez… ou du moins, vous devez vous en douter… lorsque je dessine… ce que nous avons sous les yeux, puisque, selon vous… je serais l’auteur de ces dessins… comme maintenant, là en face de vous, je ne sais plus qui je suis… et ensuite, vous le savez mieux que moi… je ne me souviens pas l’avoir fait…
– Là où le théâtre dévoile la pluralité des masques, il y a le risque de rester dans le masque: l’homme peut jouer sa vie au lieu de la vivre. Je vois que, précisément c’est ce qui vous arrive… Dans le dessin vous portez un masque… Regardez bien, et vous ne pourrez nier une ressemblance frappante avec vous-même!

– Vous dites, en quelque sorte, qu’il n'y a pas d'identité donnée, seulement des processus comme changer de rôle ou se construire par représentation.
– Kierkegaard dirait:
“L’homme n’est pas d’abord lui-même. Il doit le devenir.” Mais ce devenir ne se produit pas sur la scène sociale, mais dans l’intérioritéIl y a en nous une “scène intérieure” où se joue le drame du moi.
– Et le théâtre extérieur?
– Le théâtre extérieur révèle la multiplicité du moi.
L’essentiel, en tous les cas, sera: qui est le spectateur?
– Quand je joue un rôle social, le spectateur est le public, mais quand je “deviens moi-même”, le spectateur est-il celui que certains appellent Dieu… ou… je préfère cela, ma conscience.
– Vous avez raison et vous le savez, Igniatius, l'authenticité n’est pas performance mais témoignage intérieur. L’être se construit par jeu, rupture, passages…
Igniatius, intérieurement, ressent encore une sorte de fort désaccord avec Lucian. Ce sentiment est né dès le moment où, apercevant les esquisses de celui-ci, il reconnut immédiatement la parenté avec les dessins qu’il avait acheté en galerie et amené à celui qu’il croyait être son ami et qui prétendait maintenant que c’était, au contraire, lui-même, Igniatius, qui les aurait dessiné… Attitude enfantine, voir même infantile, pensait-il… alors même qu’il était, lui, Monsieur Lucian, facilement reconnaissable sur les dessins… Plus il y pensait, plus le sentiment grandissait en secret et moins il se rendait accessible au dialogue.


Comment, effaçant les preuves par une réthorique habile, sous des prétextes fallacieux, le jeu était il devenu un piège dans lequel Lucian tentait de le faire tomber? pensait Igniatius, pour qui le fauteuil de Lucian, par intermittence, remplaçait la gueule du monstre et semblait vouloir le dévorer…

– Vous pensez peut-être que le jeu social est un piège, Igniatius, demanda Lucian, comme s’il avait lu dans les pensées de son patient.



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