«Les Vues de Tolède du peintre dit El Greco sont contemporaines de la publication du roman Don Quichotte: une machine fictionnelle où un personnage, tu t'en souviens, est pris d'une ébriété narrative et ne cesse de désavouer le monde, les choses dont il est peuplé, la nature qu'il traverse.
Don Quichotte, à sa façon, est l'annonciateur de notre condition vertigineuse, un dévorateur de fictions devenu lui-même être fictionnel hantant sa terre pour transformer ce qu'il y trouve. Il est l'image même de Sapiens narrans: un être qui croit plus aux récits qu'il tisse qu'aux épreuves de son corps et du monde. Rappelle-toi: il tombe, se relève, tombe, se relève encore. La fiction en lui est un principe de relèvement, un outil pour éviter l'épreuve de la douleur; un ressort qui lui permet de désavouer la vie en la transformant par des envoûtements narratifs successifs. En ce sens, Don Quichotte, c'est toi, moi, nous: des êtres d'histoires, d'encodages, qui voudraient échapper au verdict de la vie, mais n'y parviennent qu’en produisant des langages, des récits qui la recouvre.»
Camille de Toledo, Une histoire du vertige, Points, p.13
– Cher Igniatius, à part le jeu de mots, qui, je vous l’avoue, me fait largement sourire, avez-vous une idée du pourquoi… ou…
Lucian, conscient du malaise qui a pris racine entre lui et Igniatius, cherche ses mots… ce qui ne lui arrive pas souvent.
– Comment vous est venue l’idée de ce rapprochement entre Don Carotte et Don Quichotte?
Igniatius est encore un peu énervé, presque bougon du fait des doutes qui ont germés dans son esprit. Il pense, peu ou prou, être l’objet de son ami Lucian, qui brusquement, l’a remis à sa place de patient… Or, patient, il ne l’est point… et , de plus il a vu, certes “à la dérobée”, que Monsieur Lucian, comme il l’appelle maintenant, pour mettre à son tour une certaine distance entre eux… Monsieur Lucian dessine dans ses carnets ressemblent exactement aux dessins qu’Igniatius pense avoir acheté et qu’il a amené chez Lucian… De là à penser qu’il serait lui, Monsieur… l’auteur de ces images, il n’y a qu’un pas qu’il n’hésite point à franchir, tant pour lui, l'évidence est là... le style, les couleurs sur les pages, qu’il rajoute après son départ en seraient des preuves suffisantes… et, de plus, l’écriture dans les carnets est aussi indéchiffrable que la signature sur les estampes amenées!
– Igniatius, je crois que dans le fonds, vous êtes un Homo narrans...
– Qu'est-ce encore que cela?
– Vous savez, mon ami, être humain, ce n’est pas seulement penser ou fabriquer: c’est raconter pour exister, comprendre, se souvenir et agir. De l’épopée d’Homère aux mythologies modernes analysées par Barthes, jusqu’au vertige métaphysique de Borges, la littérature montre que l’homme est un animal symbolique dont la survie psychique, sociale et politique tient à la narration.
Ainsi, Sapiens narrans n’est pas un simple complément à Homo sapiens: il en est le fondement. Nous sommes des êtres d’histoires, et peut-être ne demeurons-nous vivants, dans la mémoire du monde comme dans notre propre conscience, que tant que nous acceptons de raconter et d’être racontés.
Ainsi, Sapiens narrans n’est pas un simple complément à Homo sapiens: il en est le fondement. Nous sommes des êtres d’histoires, et peut-être ne demeurons-nous vivants, dans la mémoire du monde comme dans notre propre conscience, que tant que nous acceptons de raconter et d’être racontés.
Jusqu'à présent , tout son discours pourrait être une assez bonne définition de ce qu'il est lui-même, pense Igniatius...
– J'aurais aimé, cher Maître, que vous reveniez à votre question... à propos de Don Quichotte et de Don Carotte, dont j'aurais créé le pseudonyme...
– Et bien, voyez-vous Igniatius, on définit souvent l’humain comme Homo sapiens, “celui qui sait”, ou Homo faber, “celui qui fabrique”. Pourtant, cette définition néglige une faculté essentielle: l’homme est celui qui raconte. La notion de Sapiens narrans rappelle que l’être humain construit son identité et son rapport au monde par la narration. Don Quichotte de Cervantès, considéré comme le premier grand roman moderne, en propose une mise en scène fascinante: son héros ne se contente pas de vivre, il se raconte et lit le monde à travers des récits. Ainsi, le roman interroge la puissance de la fiction dans la construction de l’identité et questionne notre besoin fondamental de récit. Comment Don Quichotte illustre-t-il la condition humaine comme condition narrative ? Nous montrerons que le héros cervantin devient personnage par le récit, qu’il agit sur le réel par l’imaginaire, et que Cervantès révèle ainsi la nature profondément narrative de l’existence humaine.
– Cependant, Monsieur, Don Quichotte n'est qu'un personnage...
– Don Quichotte devient un personnage parce qu’il adopte un récit. Alonso Quijano ne naît pas chevalier errant: il se construit à partir des livres qu’il lit. Loin d’être fou d’emblée, il est d’abord un lecteur passionné. En s’imprégnant des romans de chevalerie, il adopte un cadre narratif au point d’y plonger son identité.
Pour vivre comme les héros, il lui faut raconter sa vie comme une épopée.
Il change son nom, baptise son cheval, choisit une dame à servir, élabore son armure, tout cela d’abord par la parole. Don Quichotte n’est pas seulement personnage fictif : il est un homme qui se fictionne lui-même. Cervantès montre ainsi que l’identité n’est jamais donnée, mais fabriquée à travers des histoires, qu'elles soient personnelles ou collectives. Ce n’est pas la folie qui crée le chevalier: c’est le récit. Et le récit, par l'écriture ou le théâtre n’est qu’une pratique pour mettre en lumière le mystère du jeu par lequel tout se joue quand on joue à être un autre ou à être soi-même, semblable à ce qu’on croit* ou désire.
* Daniel Sibony


Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire