dimanche 23 novembre 2025

Ni père, ni mère

 

 « Je prends plaisir à toucher ces histoires étrangères et de peuple non baptisé afin que la vertu de ces grossiers donne plus de lustre à la nôtre qui, les voyant si accomplis, sages, prudents et avisés à la suite de leurs affaires, tâcherons non de les imiter, étant l'imitation peu de chose, mais à les surmonter tout ainsi que notre religion surpasse leur superstition et notre siècle est plus purgé, subtil et gaillard que la saison qui les conduisait.»

Amleth, Histoire tragique, p. 545

  

 Il suffisait de détourner légèrement le regard pour ne pas voir…

 

Notes et esquisse de Lucian après la séance (Carnet n°7, pages nocturnes)
 
 Ce qui s’est produit aujourd’hui dépasse de loin ce que j’aurais pu prévoir, même en tenant compte de cette propension qu’a Igniatius à détourner, retourner, inverser les trajectoires des mots pour les renvoyer à une source qu’il ne connaît pas encore, mais dont il sent la brûlure intérieure.
 Il s’est levé contre mes notes, mais avec une violence qui n’avait rien d’hostile. c’était la violence du dévoilement, celle qu’on ressent quand quelqu’un touche, sans l’avoir voulu exactement, une plaie que l’on croyait cicatrisée, ou bien une plaie qu’on ne savait même pas porter.
 Sa colère était une colère blessée, mais sa blessure elle-même avait quelque chose de profondément adulte, presque protecteur: comme si, en défendant l’enfant qu'il avait été, Igniatius se dressait aussi pour défendre une partie de lui-même qui n’a jamais été investie par personne. Cette absence, celle des parents qu’il n’a jamais connus, est devenue aujourd’hui un vide sonore autour duquel tout s’est mis à tourner.
 Je me suis aperçu, en l’écoutant, que mes hypothèses, si prudentes soient-elles, avaient touché un point où sa mémoire ne savait plus exactement ce qui relevait du réel ou de la nécessité. Il m’a presque crié qu’il n’avait jamais eu de père ni de mère, que les cris, les disputes, les gémissements que j’avais supposés n’avaient aucun fondement biographique; et pourtant, au moment même où il les rejetait, il les incarnait dans une douleur si vraie, si vibrante, que j’ai senti, physiquement, la réalité de ce manque qui précède toute réalité.
 Car ce manque, chez lui, est premier. Il est antérieur aux scènes, antérieur aux mots. Il n’y a pas d’“avant” pour lui: seulement un vide inaugural, une béance où le monde a dû se constituer en urgence. Ce que j’avais interprété comme la traduction imaginaire d’une dispute parentale était peut-être, plus exactement, la manière même dont se structure une origine sans figures.
 L’enfant qui n’a pas de parents n’en est pas pour autant exempt des scènes primitives. Au contraire : ne disposant d’aucun support réel, il les invente, ou plutôt, elles s’imposent à lui à travers le bruit du monde. Il ne peut les attribuer à personne ; il doit donc les entendre dans le vent, dans le tonnerre, dans les toiles du cirque secouées par la tempête. Et ainsi, l’absence devient présence, mais présence déplacée, diffractée dans la nature. Ce que l’enfant voit, entend, respire, c’est la tentative du monde entier de constituer pour lui un père et une mère qu’il n’a pas.
 Et c’est là que l’âne intervient. L’âne est devenu, dans cette opération psychique, le tiers absolu: ni père ni mère, mais une présence stable, chaude, respirante, dans laquelle le monde a pu se loger pour ne pas l’écraser. Pendant que l’orage faisait entendre des voix que l’enfant ne pouvait pas rattacher à une origine humaine, la bête au fond était ce lieu où l’effroi ne s’abolissait pas, mais se convertissait en chaleur.
 Mais ce qui me trouble, et ce trouble est de ceux que je n’ose pas encore qualifier, c’est la manière dont Igniatius m’a regardé en disant :
– Et vous, Lucian? À qui pensiez-vous vraiment en écrivant ces phrases?
 Sa question était d’une justesse presque insoutenable. Comme s’il avait perçu, avant moi-même, que mes notes ne sont jamais totalement objectivées, qu’elles comportent toujours un grain de subjectivité, d’implication, de résonance intime dont je ne saisis pas encore la source.
 Je me suis senti, l’espace d’une seconde, observé, non pas comme un thérapeute qu’on questionne, mais comme un homme que l’on surprend en train d’habiter l’espace de son propre patient. Cette sensation, je l’ai longtemps tenue à distance, mais aujourd’hui elle s’est imposée avec une évidence qui me désarçonne. Comme si une part de moi, sans que je l’aie voulu, cherchait quelque chose dans l’histoire d’Igniatius, quelque chose qui m’échappe encore, mais qui résonne dans mon propre rapport au bruit du monde.
 Quand il m’a demandé si c’était moi que j’analysais en parlant de lui, j’ai senti une secousse, légère mais déterminante. Non pas la secousse du dévoilement, mais celle d’une reconnaissance troublée : il y a, en effet, dans certains de ses récits, l’orage, la lumière qui recule, la chaleur d’un refuge silencieux, des fragments d’une scène que j’ai connue moi aussi, mais que je n’ai jamais formulée, peut-être parce qu’elle ne m’a été donnée qu’à travers des silences, des absences, des gestes qui n’ont jamais trouvé leurs mots.
 Je ne puis pas encore préciser ce lien, et il serait dangereux de le faire trop tôt. Mais je note, avec une honnêteté nécessaire : quelque chose en moi répond à Igniatius. Et cette résonance, si je ne la reconnais pas, risque de fausser notre rapport.
 Je n’en ai pas peur, du moins, pas entièrement, car cette implication peut devenir une boussole, si je la tiens à la bonne distance. Mais je dois rester vigilant.
 Igniatius a raisonné : nous avons, l’un et l’autre, entendu un bruit au-dessus d’un lit trop grand.
 Et c’est peut-être cette similitude qui rend l’analyse possible.
 
 

 

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