Un motif s’avance, clair comme une question.
Un autre le suit, son miroir déformé. Entre eux le monde se tisse: lignes qui s’ignorent et pourtant s’accordent. Puis tout s’élève, spirale d’échos, et retombe soudain, laissant dans l’air le signe bref d’un ordre invisible.

Surgie du tumulte océanique comme une pensée oubliée du monde, elle repose, fière et nue, sous le ciel changeant. Le vent y règne en maître, mordant les pierres, fouettant les cimes, égrenant ses plaintes dans les creux des falaises. Autour, l’infini marin: une houle sans fin, sans bord, sans fond, où les jours se confondent aux nuits, et les siècles aux songes. Sur cette lande battue, le silence est peuplé. Un âne, paisible veilleur, observe de loin. À ses côtés, un chien attentif dresse les oreilles vers l’horizon, et entre eux se tient un enfant. Étranges sentinelles, comme un lointain souvenir. Ensemble, ils dominent un promontoire, leur cirque improvisé s’étendant à leurs pieds, fait de planches naufragées, de toiles lacérées, d’objets rescapés qu’on dirait arrachés au ventre d’un rêve fracassé.
Le vent siffle dans les cordages, comme dans des harpes brisées. Il joue de tout : des mâts tordus, des voiles pendantes, des ossements d’histoires. Par moments, entre deux bourrasques, montent des voix, ni cris d’oiseaux, ni échos humains. Autre chose. Des souffles articulés. Des mots venus d’ailleurs, portés par les grandes ailes de l’air salin.
Des voix qui ne semblent pas naître ici, mais d’un monde parallèle, peut-être tout aussi égaré. Comme si, au-delà des vagues, l’auteur, le personnage, et le lecteur s’étaient perdus, murmurant leurs doutes en s’adressant au large.
Un théâtre sans rideau, sans public, sans fin, mais où pourtant chacun, être ou chose, à considérer qu’il y ait une différence, cherche sa place dans la mémoire du vent.
Igniatius se tait un instant.
Le souffle du souvenir avait élargi son regard, comme si la pièce du cabinet s’était ouverte sur les anciennes îles mouvantes de son enfance.
Lucian, assis dans son fauteuil, ne bouge pas.
Il prend une inspiration discrète.
— Et c’était toujours… la même île? demanda-t-il doucement.
Une question neutre, simple, comme on remonte une pendule ancienne, mais qui portait une étrange acuité, comme si Lucian savait déjà que la réponse serait non.
Igniatius hocha la tête.
— Non. Jamais la même. Elles changeaient. L’archipel bougeait comme un animal sous sa peau. Un jour l’île était ronde, presque douce ; le lendemain elle s’ouvrait en deux, comme une bouche de pierre prête à nous avaler. Je me souviens d’une nuit où tout le sol vibrait, Lucian, tout… même le sable vibrait. Et le cirque devait se replier, se démonter, fuir, comme une tente prise dans la respiration d’un géant.
Lucian sourit, un sourire à peine perceptible, mais un sourire qui fait frémir Igniatius.
Car il y a là, dans ce sourire, quelque chose de… sous-entendu.
— Vous saviez? demanda Igniatius.
— Non, répond Lucian. Je vous écoute.
Mais cette réponse, trop lisse, augmente le trouble d’Igniatius.
Il reprend malgré lui, cherchant dans la voix de Lucian un ancrage impossible.
— Les îles changeaient de forme. Les hommes aussi. L’âne seul… restait toujours le même. Toujours. Il n’avait pas peur du feu, ni des secousses, ni des départs précipités. Il se couchait près de moi, ou je me couchais près de lui… On entendait tout, mais on entendait autrement, comme si chaque brin de paille était une flûte, et que toutes ces flûtes formaient un orgue qui couvrait les bruits du monde et du ciel.
Lucian acquiesce d’un mouvement de tête… lentement… et dit, à mi-voix :
— Comme un refuge vivant.
Igniatius sursauta.
— Oui! C’est cela! C’est exactement ce que j’allais dire… Vous… comment saviez-vous que j’allais dire cela?
Lucian resta immobile.
— Je ne savais pas. Je devinais peut-être. Votre histoire me parle… profondément.
Cette phrase, lancée presque malgré lui, fait vibrer quelque chose dans l’air et l’attitude ambiguë de Lucian fait qu’Igniatius sent une onde glacée remonter le long de sa colonne vertébrale.
— “Vous devinez”… dit-il, reprenant les mots de Lucian avec un ton étrangement fragile. C’est drôle. Parce que parfois, j’ai l’impression que vous devinez plus que cela, Lucian. Comme si…
Il s’interrompt, cherche ses mots.
— Comme si vous connaissiez déjà ces îles.
— Les vôtres, répond Lucian doucement. Ce sont vos îles, Igniatius.
Mais Igniatius secoue fortement la tête, presque violemment.
— Ce sont peut-être les vôtres aussi.
Lucian ne répond pas.
Alors Igniatius poursuit, sa voix devenue lente, presque chantée:
— Quand je parle, vous n’êtes pas surpris. Vous terminez mes phrases. Vous anticipez mes souvenirs avant que je les retrouve. Vous semblez… me précéder.
Il regarde Lucian comme on regarde quelqu’un qui se tient sur une frontière invisible.
— Lucian… êtes-vous sûr que vous ne m’avez pas déjà entendu raconter tout cela? Ailleurs? Avant? Ou autrement?
Un très rapide frémissement passe sur le visage de Lucian, discret et vif comme un reflet de lumière.
Mais Igniatius le voit.
— C’est cela, n’est-ce pas ? murmure-t-il. Vous n’êtes pas surpris parce que… parce que vous me connaissez. Vous me connaissez peut-être… depuis longtemps…et même, si cela se peut… avant ma mémoire.
Lucian se redresse, très légèrement.
— Igniatius… respirez profondément et continuons simplement. Laissez les souvenirs venir. Je suis là pour les accueillir…
Mais cette réponse, si douce, résonne comme une phrase trop bien apprise.
Igniatius plisse les yeux, se redresse et croise les bras sur sa poitrine.
— Vous êtes là… Oui. Depuis quand?
Un silence se posa, dense, lumineux, vertigineux.
Les souvenirs marins d’Igniatius flottent autour d’eux,
mais une autre question, une question terrible, magnifique, impossible, commence à se former dans son esprit:
Et s’il n’était pas seulement écouté par Lucian… mais… comment dire… appelé par lui? Et si le cirque, l’âne, les îles, l’enfant… avaient commencé d’exister parce que Lucian était là pour les recevoir?
La séance continue, extérieurement “comme si de rien n’était”, mais en profondeur, quelque chose s’ouvre et se retourne. Puis lentement la chose se révèle. Un point où tout se rejoint. Mais à peine a-t’on l’impression que la mémoire et la réalité forment un tout… que celui-ci commence à se confondre.
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