mardi 23 août 2016

23 août 2016

Il est des hauteurs auxquelles il est dangereux de se promener. Dans toutes les sociétés il y a des héros. Généralement il est admis qu'il y en aurait de diverses sortes. Il yen aurait des modestes, et ce seraient ceux là qui seraient les vrais. En fait il n'y a pas de graduation possible dans l'humilité, soit on est modeste, soit on ne l'est pas. Cependant une chose est sûre, la modestie disparait immédiatement quand la bouche, de qui se dit modeste, parle de lui.



Sans que rien dans sa volonté ne fut l’œuvre de son fait, Adâne pense à haute voix :

– J'appris à me méfier de ces héros qui, lorsque j'étais jeune, encore incapable de "prendre de la hauteur" sans ressentir un désir qui, nous le sentions, montait en nous et nous faisait perdre la tête, secouaient les branches pour "aider les saveurs à se répandre" dans un monde que ces subtiles fragrances devaient contribuer à sauver. Combien de fois avions-nous failli tomber lors de ces ébranlements. Je ne savais pas encore que ces effluves fort recherchées étaient, pour une infime part, dues à cette peur que nous éprouvions. La finesse du mécanisme psychologique consistait justement dans le fait que ce devait être une crainte et une croyance, non une peur. Car alors la subtile saveur risquait fort de se transformer en une ignoble pestilence qui aurait fait vomir le moindre porteur de ces papilles qui nous mènent par le bout du nez. Combien de fois avons-nous vomi, impossible de le savoir. Les jours de"grands vents" nos héros protecteurs nous effrayaient "pour mieux nous sauver". Ils ajoutaient leurs mouvements à ceux de l'azur. C'est ce qu'ils disaient. "Tenaillé par l'incertitude du futur", inhérente aux êtres en formation que nous étions, nous leur devions une obéissance sans faille qui se manifestait par notre silence et la mâle dévotion qui devait habiter nos regards. Une autre de leurs méthodes consistait à mettre le feu, au risque de tout détruire, pensions-nous. "Regardez comme ces flammes, qui comme des femmes s'allongent se tortillent, éveillent vos sens sans défenses et s'étendent jusqu'au ciel qui se voile. Regardez ces passions dévorantes  dévorées par leur feu! Vanité des vanités... C'est lorsque la disparition est imminente que le Grand Tout peut apparaître!". Puis, un semblant de calme, par la terreur retrouvé, sans qu'aucun retournement ne fut visible, leur jeu se poursuivait et ils se transformaient en pompiers. Alors, aux yeux de tous, "nous sauvaient". Adâne reconnut, beaucoup plus tard, qu'à ses yeux d'enfant, les voir, avec leurs bras puissants, enlever leurs casques rutilants et révéler leurs faces ruisselantes, l'avait fortement impressionné.  À cela s'ajoutait le rituel des "remerciements" dans lequel il fallait louer avec une contrition évidente "nos splendides héros à l'âme si pure" dont "les échos poétiques, si ce n'est lyriques, se répandent à l'infini dans l'univers, contribuant aux bienfaits de l'amélioration de toutes les espèces".
Nous nous accrochions autant à nos certitudes que "tout cela était vrai" qu'aux branches sur lesquelles nous étions encore dans un déséquilibre quasi permanent. Nous ne pouvions douter de ces "anciens" qui "nous protégeaient", tant du bien que du mal. Engagés sur "le chemin de la perfection" sur lequel nous étions né et auquel nous étions consacrés en attendant de nous y consacrer, il ne nous était pas permis de douter. Nous devions "nous accrocher avec certitude" qu'un jour viendrait où nous aurions "traversés ces épreuves qui nous auront fait grandir et rendus plus éclairés" et entendre "les odes" qu'ils écrivaient en "hommage à leur propre grandeur." Un jour", nous disaient-ils, "après que nous vous ayons guidé, vous serez à votre tour ces illustres anciens que nous devons vénérer et vous saurez alors que cette grandeur est toute entière dans la responsabilité que vous aurez à cœur de perpétuer avec ardeur et surtout avec amour. Vous saurez alors que cet amour vit en dehors du regard des méchants qui n'auront plus d'autre issue que d'abandonner, frustrés de ne pas savoir, à défaut de pouvoir lui donner un nom, l'objet de leur abandon".

Un autre jour, un de ceux qui prennent place dans la banalité des existences, après que, pendant des semaines, des mois, des années, rien ne se passa, un souvenir lui était venu. Celui d'un de ces "jours heureux" qui, à défaut d'autre chose, occupaient une grande part de son temps, Adâne crut reconnaître, dans la fragrance légère qui lui chatouillait les naseaux, un sentiment qui lui fit frissonner l'échine, une sorte de caresse qui lui réchauffait le cœur et lui fit prendre de la hauteur.
– Quelque chose me dit que c'est là que le chemin est tracé, se dit Adâne. Il se pourrait même que ce soit le mien et qu'il soit précisément celui de mon abandon. Celui qui,
comme un être masqué, se cache dans le ton mielleux du bienveillant tyran.
La chose était dite.
– J'ai fauté, se dit-il. Jamais il n'est permis de s'approprier un chemin.
Heureusement qu'il était seul. Un mouvement, qu'il ne pourrait plus contrôler avait pris place dans son imagination. Il se demande bien comment et par quel chemin cette idée lui est venue à l’esprit.
– J'étais  dans la certitude que cette odeur était émise à mon intention et non soumise à mon attention... La différence est de taille. Dans cette odeur est une mémoire qui dépasse de loin les fragrances qui la portent. Et dans cette mémoire, je dois l'admettre, une partie de moi y vit encore.

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