mercredi 24 août 2016

À propos du sourire


 Le sourire a de nombreuses vertus, pour ceux à qui on l’adresse, bien sûr, mais aussi pour la personne qui sourit. Car les liens entre le sourire et l’esprit sont à double sens. Si notre esprit est heureux, il fait sourire notre visage. Mais si notre visage est heureux, il fait sourire notre esprit.*

Sûr de ses découvertes qu'il croit fort nouvelles, tout à son affaire et pensant à haute voix, Thomas, qui n'est pas sans avoir été éduqué, et même cultivé, se montre toutefois fort surpris, mais souriant tout de même, quand Adâne lui fait remarquer qu'il lui serait peut-être profitable de s'attarder quelques instant sur un petit texte du philosophe Alain.

"Je voudrais dire de la mauvaise humeur qu'elle n'est pas moins cause qu'effet ; je serais même porté à croire que la plupart de nos maladies résultent d'un oubli de la politesse, j'entends d'une violence du corps humain sur lui- même. Mon père, qui par son métier observait les animaux, disait que, soumis pourtant aux mêmes conditions et autant portés que nous à abuser, ils ont bien moins de maladies, et il s'en étonnait. C'est que les animaux n'ont point d'humeur, j'entends cette irritation, ou bien cette fatigue, ou bien cet ennui qui sont entretenus par la pensée. Par exemple chacun sait que notre pensée se scandalise de ne dormir point quand elle voudrait, et, par cette inquiétude, se met justement dans le cas de ne pouvoir dormir. Ou bien, d'autres fois, craignant le pire, elle ranime par ses mauvaises rêveries un état d'anxiété qui éloigne la guérison. Il ne faut que la vue d'un escalier pour que le cœur se serre, comme on dit si bien, par un effet d'imagination qui nous coupe le souffle, dans le moment même où nous avons besoin de respirer amplement. Et la colère est à proprement parler une sorte de maladie, tout à fait comme est la toux ; on peut même considérer la toux comme un type de l'irritation ; car elle a bien ses causes dans l'état du corps ; mais aussitôt l'imagination attend la toux et même la cherche, par une folle idée de se délivrer de son mal en l'exaspérant,  comme  font  ceux  qui  se  grattent.  Je  sais  bien  que  les  animaux aussi  se  grattent,  et  jusqu'à  se  nuire  à  eux-mêmes  ;  mais  c'est  un  dangereux privilège  de  l'homme  que  de  pouvoir,  si  j'ose  dire,  se  gratter  par  la  seule pensée, et directement, par ses passions, exciter son cœur et pousser les ondes du sang ici et là. Passe encore pour les passions ; ne s'en délivre pas qui veut ; on n'y peut arriver  que  par  un  long  détour  de  doctrine,  comme  celui  qui  est  assez  sage pour  ne  point  rechercher  les  honneurs,  afin  de  ne  pas  être  entraîné  à  les désirer. Mais la mauvaise humeur nous lie, nous étouffe et nous étrangle, par ce  seul  effet  que  nous  nous  disposons  selon  un  état  du  corps  qui  porte  à  la tristesse,  et  de  façon  à  entretenir  cette  tristesse.  Celui  qui  s'ennuie  a  une manière de s'asseoir, de se lever, de parler, qui est propre à entretenir l'ennui. L'irrité se noue d'une autre manière ; et le découragé détache, je dirais presque dételle  ses  muscles  autant  qu'il  peut,  bien  loin  de  se  donner  à  lui-même  par quelque action ce massage énergique dont il a besoin. Réagir  contre  l'humeur  ce  n'est  point  l'affaire  du  jugement  ;  il  n'y  peut rien ; mais il faut changer l'attitude et se donner le mouvement convenable ; car nos muscles moteurs sont la seule partie de nous-mêmes sur laquelle nous ayons prise. Sourire, hausser les épaules, sont des manœuvres connues contre les soucis ; et remarquez que ces mouvements si faciles changent aussitôt la circulation viscérale. On peut s'étirer volontairement et se conduire à bâiller, ce  qui  est  la  meilleure  gymnastique  contre  l'anxiété  et  l'impatience.  Mais l'impatient  n'aura  point  l'idée  de  mimer  ainsi  l'indifférence  ;  de  même  il  ne viendra  pas  à  l'esprit  de  celui  qui  souffre  d'insomnie  de  faire  semblant  de dormir. Bien au contraire, l'humeur se signifie elle-même à elle-même, et ainsi s'entretient. Faute de sagesse, nous courons à politesse ; nous cherchons l'obligation de sourire. C'est pourquoi la société des indifférents est tant aimée.

Alain 20 avril 1923

* http://www.franceculture.fr/emissions/trois-minutes-mediter/sourire

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