vendredi 10 avril 2015

10 avril / Le leurre

«J’eus peur de lui, soudain. Je me mis secrètement en garde.
Les sens aiguisés, je notais que mon homme avançait prudemment,
à la manière des cerfs, et c’est à peine si j’entendis,
sous ses pas, craquer quelque branche.
Qui était la proie, de lui ou de moi?»

Anne Larue
Une vie de Démocrite

Auguste a repris la parole à Justin et continue le récit des deux gouttes d'eau :
— Il me semble, mon cher Justin, que j'ai déjà entendu cette histoire, laissez-moi essayer de la poursuivre:
— Poursuivez Auguste, tant que vous le pourrez...
Auguste poursuit:
— Je dois vous dire, dit la première goutte d'eau, que de tout ce temps que je passais en lui, je n'en ai guère de souvenir. C'est assez normal, je ne m'appartenais plus. Je faisais partie d'une entité bien plus grande que je ne pouvais prétendre maîtriser du fait que ma part était tout-à-fait dérisoire. Au mieux, je participais...
— Vous ne m'avez pas répondu.
— A quel propos?
— Vous me disiez que, paradoxalement, c'était en même temps d'une grande banalité.
— Oui, c'est cela. Je croyais, à ce moment là...
Brusquement, le dialogue s'interrompt. Un silence pesant s'installe. Les contours du monde disparaissent peu à peu. Les deux gouttes d'eau se rapprochent dangereusement. Un brusque sursaut leur fait prendre un peu de distance.
— Vous m'entendez?
— Que croyez-vous?
— Vous êtes là?
— Mais enfin, comment pouvez-vous en douter!
— Je ne sais pas.
— Que vous arrive-t-il? Vous me semblez bizarre. On dirait que, subitement vous êtes devenue autre. Je ne vous reconnais presque plus.
— Vous avez raison. Je sens que je redeviens ce que, finalement, en y réfléchissant bien, je n'ai jamais cessé d'être.
— Non, je vous en prie, laissez grandir en moi cet espoir qui, je le sens moi aussi, est en train de naître en moi-même.
— Je ne voudrais pas vous empêcher de rêver, mais nous ne sommes que deux misérables gouttes d'eau perdues dans un temps si limitée que nous aurions peine à le discerner si nous étions celui dont nous parlions.
— Ah, vous allez mieux, continuez je vous prie.
— Nous parlons d'un monde qui n'est pas plus le notre que le leur.
— Comment écrivez-vous "leur"?
— C'est un piège que de vouloir tout savoir.
— Le "leurre" est donc un piège. Votre savoir m'émeut. On voit que vous avez voyagé!

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