mardi 3 février 2015

Quand était-ce, la dernière fois?



Sur son île, Auguste, tel un enfant,
s'amuse à construire et se promène.
Son esprit libéré se met à penser :

– Qui sont ces gens qui, chez moi, se sont permis de débarquer?
La question, pour l'instant reste sans réponse. L'esprit voyage et ce-faisant, progresse, c'est bien connu, enfin... c'est ce que l'on dit. D'autres questions se posent et sur la plage se posent.
– Quand était-ce, la dernière fois?
– La dernière fois que quoi? 


– Est-ce que votre maître, Auguste, sans y prendre garde, se parle à lui-même?
– Cela lui arrive souvent.
– Est-ce là le signe d'un dérèglement ou d'une dégénérescence?
– Ni l'un ni l'autre... Mais laissons le parler, il me semble que c'est intéressant...
– Pourquoi ?
– Parce que cela ne ressemble pas à ce que me disait mon maître "à moi"...


– Quand est-ce, cher Auguste, que pour la dernière fois que, au delà des clichés, des vraies et des fausses vérités, tu t'es arrêté ? Que tu t'es mis véritablement, aussi fortement qu'il est possible, hors du temps pour consacrer un peu de ce temps qui est autre à ceux qui vivent sans autre pouvoir, au dehors, en même temps prisonnier et exclu de ce temps.
Quand était-ce, la dernière fois que ton regard s'est posé avec humanité sur l'être caché qui, devant toi et aux yeux de tous, sous le voile des misères ou le costume d'arlequin, tente vainement de s'échapper ?
– De quoi ? 
– Du progrès... soutenable, social... et solidaire...
– Solidaire de qui ?
– De tous, voyons, c'est tellement évident... de l'humanité tout entière !
Écoutez, je ne suis point professeur et mon savoir est des plus limité, je ne suis point académicien, ni docte ni docteur, officier, ministre ou président, vénérable pédant, politologue assommant, ravi de la crèche, attardé simplet ou lèche-cul de basse ou haute cour. La liste pourrait être encore très longue. Tout est affaire de langue.
Solidaire de qui, me demandiez-vous. De tous, vous ai-je répondu.
Y compris les voleurs, les profiteurs, les ignobles, sales, colporteurs, malades ou drogués, assassins, assistants et professeurs, assistés et profiteurs, gueulards et muets, sourds et aveuglés, noirs, jaunes, rouges, blancs ou rose, cathos, musulmans, juifs et maçons, arpenteurs, philosophes fauchés, comploteurs et complotés, laïcs pratiquants ou pratiqués, manœuvres, diplômés et chômeurs, imposteurs, penseurs et pensés, dépenseurs et défenseurs, offenseurs passionnés, homos,  hérétiques et impertinents, et tous ceux qui ne sont rien de tout ce là... bref : tous des êtres étranges : des étrangers.
Tout ce qui n'est pas toi... et te menace.
Tout ce qui n'est pas nous...  nous menace.
Notre place est dans un théâtre dans une pièce qui nous échappe car depuis longtemps elle joue et se joue de l'auteur depuis qu'elle a commencé...
– Combien de pas de côté pour enjamber les cadavres sur qui l'armoire ne s'est encore fermée?
– Combien de temps s'est passé depuis que tu aurais donné cette pièce sans que ce soit une aumône ? Et sans que celui qui la reçoit ne puisse penser que ce soit son silence ou sa disparition qui soit achetée?
Auguste parle, mais la voix change. On dirait que ce n'est plus la sienne.
– Cher Auguste, il me semble que vous vous laissez un peu aller au pessimisme, façon joyeuse façade et murs délabrés...
C'est d'autant plus vrai qu'Auguste sur son bateau n'est pas à  la rue ni à l'usine... et qu'en ce lieu protégé, peut-être même sacré, on ne risque pas de rencontrer ceux qui tout-à l'heure ont été cités...
– Crois-tu vraiment que la petite pièce ou le moindre regard posé sur cette misère puisse d'une quelconque façon améliorer ou faire progresser l'humanité toute entière? Faites preuve, mon ami, d'un peu de réalisme. Mais, s'ils en sont là... pardonnez -moi de vous le dire, c'est que, peut-être qu'ils y ont mis du leur...
– Du leurre... c'est bien vrai. Vous m'attristez, Auguste. Je ne vous connaissais pas sous cet angle. Et s'il est vrai que vous seriez part de moi-même, j'en serais bien triste. 
– Mais...
Mais, le mot "mais" , accompagné du cortège invisible qui l'escorte s'est mis en route. Rien ne va l'arrêter. Il traverse et renvoie à la brutalité des territoires marqués de rouge par les frontières du bien et du mal.


Il arrive que la raison soit impuissante...
Au moindre sursaut de l'âme, l’orgueil et la foi se réveillent...

– Regardez, comme ils nous regardent et nous écoutent… Savent-ils qu'ils sont observés ?
– C'est très exactement ce que disait mon maître... cela me trouble. Je vous regarde et de plus en plus je trouve que vous lui ressemblez...
Auguste parle tout seul… ou plus précisément « se parle à lui-même ».
– Qui êtes-vous ?
– Je peine à le dire, car si de mon nom je m'appelle, je ne sais plus qui je suis. Tout le monde s'appelle Charlie et je ne reconnais plus personne. Qui sont-ils ?
– Ils sont nous.
– Et dire qu'ils sont nous et qu'ils pensent être entre eux...
– Et qu'en est-il des assassins ?
– N'en cherchez pas le nom... c'est aussi le votre...
– Comme d'habitude, je n'y comprends rien... Dans le fond où voulez-vous en venir ? Je peine à distinguer dans votre discours, ne serait-ce qu'une esquisse légère de cette notion de progrès dont vous me parliez tout à l'heure...
Auguste s'assied et lève la tête. Le soleil se couche...
– Qu'y-a-t'il dans ce ciel qui ne fait que passer...pardon...dans lequel nous ne faisons que passer ? Qu'est-ce qui fait que sans cesse nous y soyons attiré et qui, pour certains, est une réponse et pour d'autre n'est que beauté ?
– Croyez-vous vraiment que ce ciel aurait à voir avec cette petite pièce, ce regard posé avec amour, ou cette main qui se tend, qui peut-être touche et ce faisant sera touchée ? Quand bien même tout cela serait, quelle part de progrès cela ferait?
– Bien peu de choses, c'est vrai. Il se peut, cependant, que vous oubliiez que cette chose est précisément ce qu'a reçu notre maître et qui a fait que parmi eux il n'est plus...
Un simple regard, sans même une piécette, une main qui se tend, seulement... et ce qui nous précédait nous suit maintenant.
– Il arrive que, pour un temps, cela soit suffisant… pour entendre de vous ce qui peut être nous...


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