mercredi 11 avril 2018

Saine précaution


"Il suffit que nous parlions d'un objet pour nous croire objectifs. Mais par notre premier choix, l'objet nous désigne plus que nous le désignons et ce que nous croyons être nos pensées fondamentales sur le monde, ne sont que des confidences sur la jeunesse de notre esprit. Parfois nous nous émerveillons devant un objet élu; nous accumulons les hypothèses et les rêveries; nous formons ainsi des convictions qui ont l'apparence d'un savoir. Mais la source initiale est impure: l'évidence première n'est pas une vérité fondamentale. En fait, l'objectivité scientifique n'est possible que si on a d'abord rompu avec l'objet immédiat, si on a refusé la séduction du premier choix, si l'on a arrêté et contredit les pensées qui naissent de la première observation. Toute objectivité, dûment vérifiée, dément le premier contact avec l'objet. Elle doit d'abord tout critiquer: la sensation, le sens commun, la pratique même la plus constante, l'étymologie, enfin, car le verbe, qui est fait pour chanter et séduire, rencontre rarement la pensée. Loin de s'émerveiller, la pensée objective doit ironiser. Sans cette vigilance malveillante, nous ne prendrons jamais une attitude objective.S’il s’agit d’examiner des hommes, des égaux, des frères, la sympathie est le fond de la méthode. Mais devant ce monde inerte qui ne vit pas de notre vie, qui ne souffre d’aucune de nos peines et que  n’exalte  aucune  de  nos  joies,  nous  devons  arrêter toutes les expansions, nous devons brimer notre personne. Les axes de la poésie et de la science sont d’abord inverses. Tout ce que peut espérer la philosophie, c’est de rendre la poésie et la science complémentaires, de les unir comme deux contraires bien faits. II faut donc opposer à l’esprit poétique expansif, l’esprit scientifique taciturne pour lequel l’antipathie préalable est une saine précaution..."

Bachelard, La Psychanalyse du feu, chap. 1, p. 9,
Gallimard, collection « Idées ».

 





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