mardi 24 septembre 2024

«La littérature est un musée hermétiquement fermé, un musée des portes illusoires, des artistes préoccupés par les nuances de marron et par l'imitation la plus expressive des chambranles, des gonds, des poignées et du noir velouté du trou de la serrure. Il suffit de fermer les yeux et de suivre du bout du doigt le mur continu et infini pour comprendre qu'il n'existe aucune fissure ni ouverture dans cet édifice de la littérature. Sauf que, séduit autant par la beauté imposante des portes chargées de bas-reliefs et de symboles cabalistiques que par celles qui ont la modestie d'une porte de cuisine rurale avec une vessie de pore en guise de carreau, tu ne voudrais pas fermer les yeux, tu voudrais au contraire en avoir mille, pour le millier d'issues trompeuses qui s'alignent devant toi. Comme le sexe, comme les drogues, comme toutes les manipulations de notre esprit qui voudrait nous briser une fois pour toutes le crâne et prendre le large, la littérature est une machine à produire d'abord de la béatitude, ensuite de la déception. Ayant lu dix mille livres, tu ne peux que te demander: où était ma vie pendant ce temps-là? Tu as avalé en vrac les vies des autres, toujours d'une dimension juste inférieure à celle du monde ou tu existes, et peu importent les étonnants tours de force artistiques qu'ils représentent.
Tu as vu les couleurs des autres et tu as senti l'âpreté et la douceur et le possible et l'exaspérant d'autres consciences, qui ont éclipsé et poussé dans l'ombre tes propres sensations. Si au moins tu avais pénétré dans l'espace tactile d'autres que toi, mais la littérature t'a seulement fait, encore et toujours, tourner entre ses doigts. Tu t'es vu promettre l'évasion, perpétuellement et sur mille tons différents, mais on t'a volé jusqu'à ton semblant de réalité.
En tant qu'écrivain, tu t'irréalises à chaque livre que tu écris. Tu veux écrire sur ta vie et tu n'écris toujours que sur la littérature. C'est une malédiction, une Fata Morgana, une manière de falsifier le simple fait que tu vis, vrai dans un monde vrai. Tu multiplies les mondes quand ton propre monde serait suffisant pour remplir des milliards de vies.»
 
Mircea Cartarescu, Solénoïde, Points, p.66-67
 
 

 
 – Croyez-vous que nous soyons dans notre propre monde?
– Je crois qu’il vaudrait mieux se demander si nous vivons notre propre vie…
– Et, pendant que nous sommes dans les profondeurs, croyez-vous que nous puissions connaître ne serait-ce qu’un semblant de réalité?
– Vous savez parfaitement bien que ce sur quoi le rideau tombe n’est rien d’autre qu’un théâtre dont l’existence, à bien des égards, n’est point ce que l’on nomme la réalité… et encore faudrait-il que ce théâtre existe réellement…
– Que voulez-vous dire par là?
– Ce théâtre… si cela se trouve…personne ne l’a jamais vu…
– Et pourtant… nous y sommes…

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