« Le propre de l'homme est de toujours agir trop vite. Toujours. Ça a commencé à lui faire peur, tout cet espace vacant. Il a essayé de réchauffer de vieux plats, mais tout avait un goût de brûlé. Là, il a eu vraiment peur.. Il s'est réfugié dans la seule chose qui lui restait: le Progrès. Remarquez, ça existe depuis la nuit des temps. Donnez du feu, du fer et un marteau à un homme, il va en deux temps trois mouvements forger une chaîne pour attacher un autre homme qui lui ressemble comme un frère et le tenir en laisse, ou une pointe de lance pour le tuer, plutôt que de fabriquer une roue ou un instrument de musique. La roue et la trompette, ça arrive bien plus tard, beaucoup plus tard après la chaîne et la pointe de lance, entre-temps on s'est déjà bien massacré. Et si la roue a été inventée, c'est uniquement pour porter plus loin le massacre, comme la marine à voile, pour que tout le monde en profite[...]»
Philippe Claudel, L'Archipel du Chien, Stock
Quatre-cents-cinquante-deuxième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir
Le saviez-vous, cher Anciens, très chers Anciens
Il est des choses que l’on peut regretter et d’autres point. S’il en est une que je regrette, un peu, c’est l’ambition que je croyais être la vôtre. Celle que vous affichiez... enfin... celle que je croyais que vous affichiez. Je sens bien qu’il il est difficile de relater avec précision ce qu’était cet affichage et d’où provient cette distorsion qui me peinait autrefois et que je ne perçois dans sa pleine mesure qu’aujourd’hui. Loin de moi l’idée de dire que vous mentiez. Je crois au contraire que vous étiez parfaitement honnêtes. Je crois sincèrement qu'au départ vous aviez en tête l’ambition de croiser vos regards, des expériences ou des réflexions sociales ou même, les marqueurs et les symboles d’une culture. À cela s’ajoutait le fait d’être persuadé d’en avoir les moyens par le biais d’une méthode que vous qualifiez d'«ancestrale» ou même, c'est le comble, «d'immémoriale». Je ne parle même pas du phantasme que vous nommez «Progrès de l'Humanité», totalement indiscutable... et je suis aussi persuadé que cette ambition vous l’avez encore... Là où nous pouvons plus être d’accord, c’est dans le simple constat que dans l’ensemble, vous avez échoué. Je devrais dire «nous» avons échoué... Certes ce n’est qu’un avis et vous avez le vôtre... Il me semble que si je mets en avant le fait incontestable que vous avez échoué c’est précisément dans le rejet profond et l'oubli de toute idée qui ne soit, sans nuances, ou si peu, profondément la vôtre... J'eus dû séparer et mettre en avant l'oubli... lié au manque de mémoire... mais passons... Il vous est facile de dire, ou de brandir un miroir comme un enfant, et de dire: non c’est toi qui.... Inutile de perdre son temps dans ce type d’échanges puérils. Il me suffit de vous rappeler que je ne vous ai jamais demandé de changer d’avis, ni de partager les miens et surtout pas de les déformer comme vous le faites aujourd’hui dans le secret, très relatif, de vos discrètes alcôves.
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