vendredi 28 février 2025

 


 

Monsieur le Souriant

Quand est-ce que pour la première fois je me rendis compte du manque qu’il était prévu que je comble? Je ne le sais plus... mais ce n’est qu’à ce jour et cet instant que je comprends vraiment ce désir qui est le vôtre depuis le début... Ce ne peut être une consolation ni pour vous ni pour moi. Je refuse d’être une consolation, monsieur le Souriant. Je ne crois pas que vous auriez eu le cran de mettre en place une situation aussi extrême... à moins que... À moins que vous aussi, dans votre jeunesse lointaine, vous n’ayez été ce qu’aujourd’hui je suis... Et dans ce cas, je ne serai plus le fils, votre fils, mais une sorte de doublure figée dans un passé dont vous remanieriez les séquences, comme un monteur de cinéma monterait un film, sur les indications d’un metteur en scène, vous-même, monsieur le Souriant qui avez aussi écrit le scénario et dans ces scènes loin de les inventer, je rejouerais ce qui vous était arrivé avec, je le suppose, quelques petits changements, quelques arrangements vous permettant de reconsidérer ce passé qui pour vous est encore un présent.

 

jeudi 27 février 2025

 

" Si l’on adopte le point de vue de l’analogie, l’épopée de l’espèce humaine pourrait n’être qu’une sorte de course migratoire que l’on peut apparenter à celle des lemmings, la psychologie d’une espèce étant un paramètre difficilement modifiable dans le temps : car comme il est suggéré dans la préface des Histoires de la fin des temps de la Grande Anthologie de la Science-Fiction (Goimard, Ioakimidis, Klein, 1983, p. 7), «Quel que soit le point de vue choisi, l’auteur qui se propose de raconter une histoire se déroulant dans un avenir lointain doit faire sentir à son lecteur les différences qui séparent l’époque évoquée du présent. Ou, s’il n’y a pas de différences, il doit trouver de bonnes raisons pour concilier cette ressemblance avec le passage postulé de nombreux siècles. Une des ressemblances généralement acceptées – on peut parler de constante, à d’assez rares exceptions près – concerne l’homme: il est habituellement admis, pour la clarté du récit, que l’apparence et la psychologie de notre espèce resteront inchangées, ou pratiquement inchangées, au cours des millénaires.»"
 
Jean Nimis
 




Damon suit l’odeur,
du sel, des cendres, du vent,
rien ne l’étonne.
 
 
Monsieur le Souriant

Se pourrait-il que tout ce ressenti que j'éprouvais jusqu'alors et que j’imaginais être mien puisse avoir été celui d’un autre. Le vôtre peut-être, monsieur le Souriant. Il me semble de plus  en plus que vous vous êtes servi de moi...
Ce qui me dérange le plus dans cette histoire est précisément le fait d’être dérangé et que ce dérangement loin d’être mien serait encore le vôtre. Tout ce que j’imaginais être mien était-il et sera-t-il à jamais vôtre? Il me semble...en me tournant vers le passé, que j’aperçois quand même quelques petites choses qui ne peuvent être simplement vôtre. Je ne crois pas me tromper en pensant que d’une certaine manière, qui m’échappe un peu... et même beaucoup... je vous échappe aussi quelque peu... Ne serait-ce point là, précisément mon rôle?
 

mercredi 26 février 2025

 

« Le volcan représente d'une certaine manière le symbole retourné, inversé, de la montagne cosmique non plus montagne d'élévation ou de rencontre avec le sacré, mais lieu de chute ou de punition; celle-ci devient alors monstrueuse et terrifiante. Elle perturbe l'ordre du monde et en révèle des ressorts angoissants et incontrôlables. Elle ouvre enfin sur le mystère des profondeurs de la terre et suscite un imaginaire tellurique extraordinairement puissant, dont Aristote lui-même s'était déjà fait l'écho dans ses Météorologiques.»

Brice Griezmann, Le Saint, le Sang et le Volcan, CNRS


 
 

Le Pantin tourne en rond,
là où l’oasis dansait,
seules restent des pierres.

 

mardi 25 février 2025

« Le fait, par exemple, qu'« un mouvement sensible au toucher [le soit] aussi à la vue» permet à Aristote, dans son traité De l'âme, de considérer ce mouvement lui-même comme un «sens commun», ce qu'il dira également du repos, du nombre, de la figure et de la grandeur. Il s'agissait bien de rendre compte, non d'un contenu, mais d'une dynamique processuelle: processus d'où émergera, dans le sensible même, cette «instance de discernement» qui, depuis les signaux que nous adresse le monde - couleurs, aspects, sonorités, odeurs..., nous fait don de son authentique, de son immanente connaissance (que désigne dans ce contexte, justement, le mot aïsthèsis, bien avant tout ce que l'âge moderne a voulu comprendre sous le terme d'«esthétique»).»

Georges Didi-Huberman, Imaginer, recommencer, Les éditions de minuit 



Difficile de connaître l’étendue de l’Archipel, ses formes et ses  limites tant les changements sont fréquents.



lundi 24 février 2025

 
 « Le volcan s’était donc réveillé, et les vapeurs avaient percé la couche minérale entassée au fond du cratère. Mais les feux souterrains provoqueraient-ils quelque éruption violente? C’était là une éventualité qu’on ne pouvait prévenir.»

Jules Vernes, L’île mystérieuse 
 
 

 
 Les îles s’en vont,
et pourtant ils restent là,
sans savoir pourquoi.


dimanche 23 février 2025

 
« … et la lumière des lampes des Valar inonda la terre où tout brillait comme si le jour n'avait pas de fin.
Alors les graines semées par Yavanna germèrent et bourgeonnèrent en hâte, une multitude de choses grandes et petites se dressa sur la terre, herbes et mousses et hautes fougères, et des arbres couronnés de nuages comme des montagnes vivantes dont le pied plongeait dans un vert crépuscule. Des bêtes apparurent et s'établirent dans les prairies, dans les fleuves et les lacs, et parcoururent l'ombre des forêts. Nulle fleur encore n'avait fleuri, aucun oiseau n'avait chanté, car ces choses attendaient leur heure dans le sein de Yavanna, mais l'abondance, elle l'avait imaginée et nulle part plus riche qu'au milieu de la Terre, là où se touchaient et se mêlaient les rayons des deux lampes. Dans le Grand Lac, sur l'île d'Almaren, quand tout était neuf, quand la verdure nouvelle était encore merveille aux yeux de ses créateurs, les Valar firent leur première demeure, et longtemps ils en furent satisfaits.»

Tolkien, Le Silmarillion, J’ai lu 
 
 

 
Asinus récite,
des mots tombés d’autres bouches,
sans les reconnaître.

Un cri se fait entendre, mais ce cri est tout autre. Il ne provient ni de l’homme, ni des créatures visibles, ni même des éléments familiers. Il résonne au plus profond, dans les espaces d’un monde que l’on croyait maîtrisé, où l’on croyait être en sécurité. Et pourtant, ce cri n’éclate pas dans l’espace ; il traverse l’espace, le fend, et ce qui se fait entendre n’est rien d’autre qu’un bouleversement radical de l’être, une manière dont le monde se dévoile, sans que l’homme n’y ait prise. Ce cri, d’une ampleur insensée, semble surgir des creux mêmes du sol, des profondeurs infinies qui échappent à la pensée. Comme une vérité brute, comme une fissure dans l’épaisseur du réel, il fait écho à une absence de réponse. Tout se dissout dans cette présence vide, une présence qui ne se laisse pas saisir.





samedi 22 février 2025

 

« Le temps approchait du moment assigné par Ilúvatar à la venue des Premiers-Nés. Les Terres du Milieu restaient sous un éternel crépuscule, à la lumière des étoiles autrefois forgées par Varda dans les temps oubliés où elle façonnait Eä. Et Melkor restait dans l'ombre, parcourant souvent le monde sous des formes terribles et puissantes, maniant le feu et la glace depuis le sommet des montagnes jusqu'aux fournaises des profondeurs de la Terre et tout ce qui, en ce temps-là, était cruel ou violent ou mortel est porté à sa charge.»


J.R.R. Tolkien, Le Silmarillion, J’ai lu
 
 

 
Sur l’île sans fin,
qui rêve et qui se construit?
La nuit ne le dit.

Asinus, l’âne citaphore, Damon, le petit chien et le Colonel Pantin discutent face au spectacle de la nature déchaînée.
– Il est temps…
– … et même grand temps…
– Il est grand temps de quoi?
– C’est pourtant une évidence. Il s’agit d’être… d’existence … de notre existence… de toute existence!
– Et alors?
– C’est le moment…
– Peut-être le dernier!
– Vous recommencez!
– C’est exactement de cela qu’il s’agit! Mais il ne s’agit pas seulement de nous.
– De qui parlez-vous?
– Je parle de tout ce dont nous faisons partie…
– Regardez! On a pas le temps… Il ne s’agit point de détails de la vie courante… Nous faisons partie de la fin du monde!



vendredi 21 février 2025


« La forme des terres en fut changée et la Grande Mer qui les traversait depuis le Pays d'Aman devint plus large et plus profonde. Elle dévora les côtes pour creuser un grand golfe vers le sud, puis d'autres moins importants jusqu'à Helcaraxe, loin au nord, là où se rejoignent Aman et les Terres du Milieu.
La baie de Balar est le plus grand de ces golfes, c'est là que se jette le fleuve Sirion après qu'il a traversé les territoires du nord nouvellement émergés: Dorthonion et les monts Hithlum. En ces temps-là les terres du grand nord étaient désertes, car Utumno y était enfouie à de terribles profondeurs et ses fosses étaient remplies par les flammes et les innombrables légions des serviteurs de Melkor.
Enfin les portes de la forteresse furent enfoncées, les voûtes des cavernes furent brisées et Melkor dut se réfugier au plus profond de l'abîme.»

Tolkien, Le Silmarillon, J’ai lu
 
 



Là où l’eau s’efface,
un jardin d’or resplendit,
puis tombe en poussière.

Il était un bras de mer étroit, tout en creux et en ondulations, qui séparait l’îlot du volcan, là où, dans les entrailles bouillonnantes de la Terre, Asinus, le Colonel Pantin et le petit chien Damon s’étaient établis, défiant la nature elle-même. Ce bras de mer, autrefois tranquille, était désormais un abîme en furie, en raison des roches en fusion que la gueule béante du volcan expédiait avec une violence impitoyable, saturant l’air de vapeur et de cendres. Il semblait que le monde tout entier se dérobait sous l’impulsion de cette grande convulsion, et que la mer elle-même, furieuse et inconstante, battait les rives avec une force démoniaque, jusqu’à rendre tout passage impossible pour l’âme fragile du pantin.



jeudi 20 février 2025


« Le volcan représente d'une certaine manière le symbole retourné, inversé, de la montagne cosmique non plus montagne d'élévation ou de rencontre avec le sacré, mais lieu de chute ou de punition; celle-ci devient alors monstrueuse et terrifiante. Elle perturbe l'ordre du monde et en révèle des ressorts angoissants et incontrôlables. Elle ouvre enfin sur le mystère des profondeurs de la terre et suscite un imaginaire tellurique extraordinairement puissant, dont Aristote lui-même s'était déjà fait l'écho dans ses Météorologiques.»

Brice Griezmann, Le Saint, le Sang et le Volcan, CNRS


 
 

 

 

Asinus récite,
mais les mots qu’il fait éclore
ne sont pas les siens.

 

mercredi 19 février 2025

 


Pantin, sans un bruit,
Une pierre sur l’autre,
L'onde les renverse.
 

 
 
Extrait du journal du Souriant
 
Après chaque éruption a plupart des îlots de l'archipel étaient engloutis. Cela n'affectait en rien la vie de mes petits protégés. Ils n'avaient sans doute rien compris au principe de réalité. Est-ce qu'ils croyaient en moi? Je n'en suis pas entièrement sûr... Est-ce que je croyais en eux? Sans doute plus qu'eux croyaient en moi...

 

mardi 18 février 2025

 



 
Extrait du journal du Souriant
 
Ils sont persuadé de construire de leurs mains ce que je construis de ma pensée. Ils sont mes choses et pourtant certains gestes qu'ils savent faire je ne les vois pas venir ...
Ils croient, dans la ferveur de leurs mains, édifier pierre à pierre… il ne se doutent point que c’est ce que j’ai déjà bâti en pensée. Chaque geste qu’ils esquissent, chaque assemblage qu’ils tissent, n’est que l’écho d’une forme que j’ai conçue avant eux, avant même qu’ils ne songent à construire. Et pourtant, quand je les observe, il arrive parfois que dans leurs  mouvements, totalement imprévu, quelque chose m’échappe. Ils devaient être mes choses… me prolonger sans le savoir…  J’ai sculpté leurs élans, tissé leurs désirs, circonscrit les possibles dans lesquels ils évoluent, pensant être libres. Ils avancent dans le tracé que j’ai voulu, et pourtant... Il arrive que leurs mains me trahissent. Un nœud qu’ils nouent d’une façon que je n’aurais su prévoir, une pierre qu’ils posent avec un équilibre et un sourire que je ne saisis pas. Une logique leur appartient, fluide, souple, qui se plie au monde sans le contraindre. Là où ma pensée ordonne, leur corps répond à des forces invisibles, à des nécessités que je n’ai pas dictées.
Ce sont mes créatures et, cependant, il y a en elles, si petit soit-il, un savoir que je ne possède pas. Je vois l’ouvrage se dresser sous mes yeux, il obéit à ce que j’ai voulu, et pourtant, dans l’infime tremblement d’un trait, dans la manière dont une structure se déploie avec plus d’aisance que je ne l’avais prévu, il y a autre chose. Une dérive, une souplesse, une adresse qui n’est pas de moi.
Ils n’ont ni ma vue d’ensemble, ni ma pensée ordonnatrice. Ils ne se doutent pas de ce que j’ai inscrit dans leurs gestes. Et cependant, ils m’échappent. Je ne puis entièrement les répéter. Ce qui se joue entre leurs doigts, cette adaptation immédiate, ce dialogue silencieux entre la main et la matière, cela n’appartient qu’à eux. Une infime part d’inconnu persiste en eux, un reste insoumis à mon dessein.
Je les façonne, et pourtant ils créent autrement que moi.
 
 



 

 

lundi 17 février 2025


 

Ils recommencent non pas comme on répète un geste, mais comme on entre à nouveau dans un fleuve dont le courant a tout emporté. Ils ramassent ce qui traîne, redressent ce qui vacille, s’accordent aux rythmes du vent et aux failles du sol. Leur chapiteau renaît d’un entrelacement de planches et de cordages, leurs mains réassemblent la pierre, sans plan et sans modèle, avec cette spontanéité qui précède l’idée même de construire. Chaque pierre posée, chaque poutre levée n’a d’autre nécessité que celle du moment. Rien ne pèse encore du poids de l’intention, rien ne fige l’élan en structure. Ils ne cherchent pas à nommer ce qu’ils font, ni à lui assigner un sens. L’ouvrage grandit à mesure qu’ils le parcourent, indifférent à sa propre finalité. Ce qu’ils construisent n’a ni origine ni destination ; il est seulement ce qui doit être fait, ici et maintenant. Le vent balaiera encore, la lave coulera peut-être, la mer, inlassable, rongera les contours. Mais cela n’a aucune importance. Demain, si tout s’effondre, ils recommenceront. Non pas par obstination, ni par espoir de durer, mais parce que c’est ainsi qu’ils avancent, en remettant chaque jour le monde à neuf... sans qu'ils le sachent vraiment...

dimanche 16 février 2025

 

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Charles Baudelaire tiré des fleurs du mal


De cette continuelle catastrophe, ils n’éprouvent ni regret ni lassitude. Ce qu’ils ont bâti a disparu, mais rien n’est perdu. Car bâtir n’est pas pour eux un but, ni même un acte délibéré: c’est une manière d’être, un mouvement qui recommence avant même de s’achever. Ils ne cherchent pas à reconstituer ce qui fut, ni à retrouver la forme engloutie. Leur regard ne s’attarde pas sur ce qui s’efface; il se pose, neuf, sur ce qui advient. Leur ouvrage s’efface comme s’il n’avait jamais été, mais eux ne doutent pas un instant qu’il ait existé. La nature, en recouvrant ce qu’ils avaient dressé, leur a donné une réponse. Une réponse silencieuse, mais dont ils pourraient saisir le sens profond: il n’y a pas de trace durable, pas de monument définitif. Tout ce qui s’élève appartient déjà à ce qui se dissout. L’oubli ne détruit pas; il restitue au monde ce que la main croyait lui soustraire. Alors, sans un mot, sans un instant d’hésitation, ils recommencent.

 


“Les forêts glissent vers le néant, les eaux deviennent des torrents boueux, incontrôlables, les foules se mettent en marche, emportant tout dans leur sillage. La Chute du ciel parle d'un monde qui penche tout entier vers le vide, interminablement. Dans l'attente d'une conclusion qu'on ne veut concevoir et qui ne semble jamais se décider à arriver vraiment.”



 
Ce que les trois compères édifient excède toute mesure concevable. Non pas qu’ils cherchent à donner forme à l’inimaginable, mais parce qu’ils veulent fuir l’imagination même, et que leur fuite, paradoxalement, la nourrit. Ce n’est pas en bâtisseurs qu’ils œuvrent, mais en témoins d’un mouvement qui les dépasse et dont ils ne sont que le passage. Leur chapiteau de fortune, ils le montent et le démontent sans cesse, mais ce n’est là qu’un jeu d’ombres. Plus profondément, ils déplacent des pierres, les agencent, les superposent, et peu à peu, dans l’inconsistance mouvante de l’archipel, se dresse un pont. Un pont immense, qui traverse le vide autant qu’il le creuse. Un pont dont ils ne savent plus s’ils l’ont commencé ou s’il était déjà là. À mesure qu’il prend forme sous leurs mains, il échappe à leur regard, se prolonge sans but, se dérobe à toute finalité.
Et bien avant qu’ils puissent le parcourir, le sonder, en éprouver la portée, l’île elle-même s’emploie à le résorber. La roche, le vent, l’écume l’absorbent comme s’il n’avait jamais existé, et la mémoire de sa construction s’efface avec lui. Ce qu’ils ont bâti n’a pas disparu, il s’est simplement replié dans la texture du monde, rejoignant l’espace d’avant la forme, cet entrelacs du possible et de l’oublié, où tout est en puissance et rien ne demeure.

samedi 15 février 2025

 

 
 
Extrait du journal d'Asinus
 
Entre deux apparitions végétales et éruptions volcaniques, pierre par pierre le pont et le chapiteau patiemment construit par ces très étranges insulaires laissaient apparaitre des fissures de plus en  plus profondes et puis s'effondraient lentement...
– Sur ces îlots les constructions ne peuvent qu'être éphémères. Toute chose est éphémère...
Ce n'était ni le manque de savoir, ni le manque de volonté qui faisait de cette île aux contours changeants une catastrophe permanente.
– Je pense sincèrement que c'est simplement le manque de recul...
– Que voulez-vous dire?
– Chacun de nous devrait savoir qu'il n'est rien de permanent en ce monde...
 
 
 

Extrait du journal du Souriant
 
Asinus, d'un sabot, heurta une pierre,
Son écho s'envola dans l'air, presque fier.
Damon humait l'espace, cherchant dans ce néant
Le goût d'un souvenir, l'odeur d'un vivant.
Mais rien, qui se souvienne d'un monde défait,
Un empire que la cendre muette figeait.
Le Colonel Pantin, sans crainte ni hâte,
Regardait devant lui l'étendue écarlate.
Plus rien ne bougeait que leurs ombres légères,
Découpées sur les dunes d'une île en prière.
Ainsi, ils marchèrent, d'un pas lent, sans un mot,
Le front sous un ciel aussi blanc que les os.
Le vent, à peine un souffle, errait en murmures,
Et la pierre, infinie et calme, attendait sous l'azur.


vendredi 14 février 2025

 
« N'applique point à la vérité l'œil seul, mais tout cela sans réserve qui est toi-même.»

Paul Claudel, « Le porc », Connaissance de l'Est, p. 96.

 

 
 
 
Extrait du journal du Souriant:
 
D'étranges flaques fumantes creusaient des miroirs,
Où tremblait le reflet d'un ciel sans espoir.
Le silence, immense, s'étendit sur la scène,
Un silence d'après, où tremble la terre incertaine.
Le sol, à demi-froid, craquelé sous la braise,
Portait les cendres d'une inutile synthèse.
Alors eux, seule parmi les vestiges du secret révolu,
Une reine aux pas résolus arpente la terre de l'inconnu.
 

 

jeudi 13 février 2025

 

 

 

 

Extrait du journal du Souriant:

Nos trois souffles, perdus au cœur de l'ouragan,
Affrontaient la tempête et pensaient calmement.
Alors lentement, l'ombre enflée s'effaça,
Les cieux s'éclaircirent d'un pâle apparat.
Le feu recula, reclus sous la roche,
Et le vent s'apaisa, expirant sans reproche.
L'eau, en soupirant, se retira des flancs,
La mer, meurtrie, se taisait dans l'instant.
Ses lames, un temps rageuses et voraces,
Enlacent les pierres, effaçant toute menace.
Assis sous les verdoiement de l'oasis renaissant
Condamnés à l'attente, ils observaient vainement
Les cendres, en drap fin, pleuvoir sur les reliefs
Ocre et gris entremêlés sur le sol de leur fief.


 

Extrait du journal du Souriant:

Mais l'océan rugit, défiant cette furie,
Ses lames se dressaient en murailles hardies.
Le vent, en cavalier, fouettait l'onde en éclats,
Et l'eau du ciel, en pluie, rejoignait l'eau d'en bas.
Le sol disparut sous l'assaut de l'averse,
L’île, charriant un fleuve de boue, se déverse
Là où fut la forêt ne restaient que lambeaux,
Vestiges engloutis sous le règne des eaux.
Et moi, impuissant, figé sous cette étreinte,
J'attendais, égaré, que s'apaise ma crainte.
 
 


Quant aux lecteurs… eux non plus ne sont rien pour mes personnages. Ils n’en soupçonnent même pas l’existence. Ils vivent sans regard sur eux, sans conscience d’être observés, et cette absence de lucidité leur confère une certaine innocence—quoique toute relative, car elle n’est pas un choix, mais une condition imposée. Et pourtant ce sont ces lecteurs invisibles et inconnus qui véritablement les font littéralement exister. Leur expérience n’est pas documentaire, elle n’a pas vocation à témoigner d’un monde, mais simplement à donner l’illusion d’une vie plausible. Ainsi, ce qui leur vient de l’extérieur n’a d’intérêt que lorsqu’il se charge d’un présage, lorsqu’il devient signe d’une fatalité en marche. Tout le reste n’est qu’un murmure sans écho, un décor dénué de sens, une toile de fond dont ils ne soupçonnent même pas la main qui la dessine.
 

 

 

mercredi 12 février 2025

 

 


 
Des failles s'ouvrirent, béantes, insensées,
Avalant en leur sein ce qui fut des vallées.
Alors, vint le feu, vomi par la montagne,
Un torrent écarlate aux crêtes qui condamnent.
Les pierres s'écartèrent, brûlées jusqu'à l'os,
Dans ce flot qui dévore et recrache en chaos.
Les cendres dansaient en funèbres spirales,
Se mêlant aux éclairs, aux lueurs infernales.
Le ciel tonnait, brisé par mille hurlements,
Épée de flammes noires aux abîmes béants.
 
 
 
Extrait du journal du Souriant:

J’ai choisi d’abandonner mes personnages à une ignorance quasi absolue. Ils avancent dans un monde dont les lois et les desseins leur échappent, prisonniers d’une fiction dont ils ne maîtrisent ni le cadre ni le sens. Ils perçoivent des fragments, des indices épars, sans jamais embrasser l’ensemble du récit. Certes, ils reconnaissent dans le costume du pantin l’empreinte du Colonel Ortho, mais cette reconnaissance elle-même est illusoire: les détails ne sont là que pour conférer au mensonge l’apparence du vrai, pour donner à l’artifice l’autorité du réel.

 

 

Extrait du cahier d'Asinus, l'âne "citaphore"

À force d'être scruté, nommé, cerné ou défini sous toutes ses facettes, l'objet se fige dans l'aridité du connu. Chaque mot qui prétend l'éclairer en chasse l'ombre, chaque description qui l'enserre en éteint le mystère. Or, l'imagination ne s'épanouit que dans l'inachevé, dans le silence des contours imprécis.
Là où le langage clôt, elle ouvre; là où l'analyse dissèque, elle rêve. Mais que reste-t-il à rêver quand tout a été dit? L'objet, saturé de significations, n'offre plus de faille où l'esprit puisse s'engouffrer. Il devient une présence inerte, un territoire conquis, déserté par la magie de l'inconnu.

 
 
 
Le sable en volutes, lacérant les rochers,
Dérobait furtivement à la terre son visage figé.
Puis l'ombre s'épaissit, plus lourde, menaçante,
La lumière du jour devint incandescente.
Le ciel tissa de flammes un étrange dessein,
Rougeur d'un crépuscule en plein cœur du matin.
Un râle sourd monta des entrailles du monde,
Et la terre frémit sous l'assaut de ses ondes.
 
 

 

mardi 11 février 2025

 

 

 
 
Cahier du Souriant
 
Autrefois, ces lieux n’étaient point un désert,
J'y vécus, bien avant que tout ne soit de pierre.
Non de mon plein gré, le sort en fut l'auteur,
Mais j'en ai conservé le goût âcre du vainqueur.
D'abord léger, vint le vent, messager invisible,
Devenu de plus en plus lourd, sombre et terrible.
Il rampait sur la mer, se hissait dans les cieux,
Tourbillonnant dans l'air, les rendant furieux.
Les cimes gémissaient sous sa course enragée,
Arrachant feuilles et nids des branches mêlées.

 

 

 


Cahier du Colonel Pantin
 
Là où va notre esprit, là, le souffle court et souffre 
Et l'onde de nos vœux dans l'invisible s'engouffre.
Nous avancions, liés par d'obscurs mouvements,
Sans savoir quel élan nous portait en avant.
De nous, qui commandait? Qui suivait la brisée?
Et qui, dans ce mystère, pouvait le plus oser?
Nul ne le savait mieux qu'Asinus, en son âme,
Seul à flairer l'écho d'une antique trame.
Lui seul, parmi nous trois, devinait l'origine,
De ces îlots s’inclinant surgit une terre promise.
Car l'herbe et les rameaux qu'offrait l'Oasis,
Éveillaient en son sein une mémoire exquise.
Damon, pour sa part, humait l'air enfiévré,
Cherchant dans les odeurs un indice oublié.
Quant à moi, pantin d'étoffe et de ficelle,
Je ne ressentais rien... mais suivais l'étincelle.
Ainsi, par un lien dont nul ne sait la source,
Nous errions, attirés par l'étrange ressource.
Tantôt guides, tantôt guidés, dans un même courant,
Vers un seuil inconnu, pourtant nous appelant.

 

lundi 10 février 2025

 

« Pour m'imaginer que je sors de ma prison, je n'ai qu'à imaginer que les parois semblent s'en écarter quand je remue.«
Henri Poincaré

 

 
Cahier du Colonel Pantin
 
Là où vous dirigez votre attention et votre intention, vous dirigez votre énergie. Nous, les trois compères, n'en manquions point. Nous ne pouvions savoir quelle était la part du Souriant et la nôtre dans tout ce que nous entreprenions. Seul parmi nous, Asinus avait l'impression de reconnaître quelque chose de familier dans ce que nous avions nommé L'Oasis... et pour cause... en tant qu'âne, il était le seul animal végétarien. Damon, en tant que chien, même s'il était omnivore, était d'abord carnivore et son intérêt se portait surtout sur les odeurs que ces plantes supportaient, mais tous trois, à des degrés divers, nous avions l'étrange sensation d'être reliés avec quelque chose qui pourtant devait nous être totalement inconnu.

 

Sur les flots

 

 « La perception de l'île n'est pas seulement fonction des particularités de ses réalités géographiques, mais suit la sémantique et la syntaxe de notre imaginaire. »

Mustapha Trabelsi

 


 
Cahier du Souriant

Tout au long des escales insulaires, entre oubli et sommeil, les oasis de verdure que je m'ingéniais à faire apparaître mystérieusement étaient devenues, pour ces trois énergumènes, une sorte d'obsession. Du fait de leurs fréquentes apparitions et disparitions, tout comme les îles, ces oasis ne constituaient point un espace clairement délimité. C'est pourquoi le Colonel Pantin, à grandes enjambées par dessus les flots parcourait les îlots, à la recherche de ces apparitions nécessaires à la nourriture de l'âne Asinus. Du moins le croyait-il. Quant à lui, en sa qualité d'objet, tout membre du peuple des poupées, pantins ou marionnettes qu'il était, comme chacun peut s'en douter, il ne pouvait connaitre la vraie faim, celle du ventre... De la vie il ne connaissait que ce que je pouvais lui suggérer. Ce que je ne manquais jamais de faire à profusion.
 
 
Alors le Colonel, d’un pas démesuré,
Franchit l'écume et court à l'insensé.
Il cherche sans relâche, aux confins de l'archipel,
Ces havres éclipsés aux mirages cruels.
Il veut, pour Asinus, ces festins éphémères,
Lui qui ne connaît point la morsure des chairs.
Car le Colonel Pantin, né d'aiguille et de fil d'or fin,
Ne sait ce que c'est qu'un désir nourri par la faim.
 

dimanche 9 février 2025


« Les forces imaginantes de notre esprit se développent sur deux axes très différents.
Les unes trouvent leur essor devant la nouveauté; elles s'amusent du pittoresque, de la variété, de l'événement inattendu. L'imagination qu'elles animent a toujours un printemps à décrire. Dans la nature, loin de nous, déjà vivantes, elles produisent des fleurs.
Les autres forces imaginantes creusent le fond de l'être; elles veulent trouver dans l'être, à la fois, le primitif et l'éternel. Elles dominent la saison et l'histoire. Dans la nature, en nous et hors de nous, elles produisent des germes; des germes où la forme est enfoncée dans une substance, où la forme est interne.
En s'exprimant tout de suite philosophiquement, on pourrait distinguer deux imaginations : une imagination qui donne vie à la cause formelle et une imagination qui donne vie à la cause matérielle ou, plus brièvement, l'imagination formelle et l'imagination matérielle. Ces derniers concepts exprimés sous une forme abrégée nous semblent en effet indispensables à une étude philosophique complète de la création poétique. Il faut qu'une cause sentimentale, qu'une cause du cœur devienne une cause formelle pour que l'œuvre ait la variété du verbe, la vie changeante de la lumière. Mais outre les images de la forme, si souvent évoquées par les psychologues de l'imagination, il y a -nous le montrerons- des images de la matière, des images directes de la matière. La vue les nomme, mais la main les connaît. Une joie dynamique les manie, les pétrit, les allège. Ces images de la matière, on les rêve substantiellement, intimement, en écartant les formes, les formes périssables, les vaines images, le devenir des surfaces. Elles ont un poids, elles sont un cœur.
Sans doute, il est des œuvres où les deux forces imaginantes coopèrent. Il est même impossible de les séparer complètement. La rêverie la plus mobile, la plus métamorphosante, la plus entièrement livrée aux formes, garde quand même un lest, une densité, une lenteur, une germination. En revanche, toute œuvre poétique qui descend assez profondément dans le germe de l'être pour trouver la solide constance et belle monotonie de la matière, toute œuvre poétique qui prend ses forces dans l'action vigilante d'une cause substantielle doit, tout de même, fleurir, se parer. Elle doit accueillir, pour la première séduction du lecteur, les exubérances de la beauté formelle.»

Gaston Bachelard, L'eau et les rêves, Le livre de poche
 
 
 

 
 
 
 
Un phénomène étrange avait été découvert par Asinus. N'importe où, n'importe quand, sur un îlot ou sur un autre, pouvait apparaître une sorte d'oasis luxuriante. Elle restait là pour un temps, puis elle disparaissait aussi vite qu'elle était apparue. Il leur était impossible de prévoir si cela pouvait se reproduire... ni, à fortiori, de le prédire...
 
 
Un jour, Asinus, l'âne aux songes incertains,
Vit surgir, insensé, des jardins clandestins.
Là, parmi les rochers que la mer malmène,
Naissait un paradis aux splendeurs souveraines.
Des arbres alourdis d'un feuillage éclatant,
Des fruits gonflés de sève au suc éblouissant,
Des ombres caressantes où l'onde se repose,
Un souffle suspendu, l'illusion grandiose.
Mais à peine entrevu, ce mirage se meurt,
Et l'herbe en un instant se flétrit sans labeur.
Là où régnaient splendeur et fraîcheur passagère,
Revient le sol caillouteux d'une île inhospitalière.

 

samedi 8 février 2025

 

 

 




Asinus l’âne, fasciné et effrayé, demande:

– Vous voulez dire qu’il a fait du Souriant une marionnette?
Le Colonel Pantin corrige:
– Disons que le Souriant est devenu l’équivalent d’une marionnette.
 
Damon, le petit chien
Que veut dire, ô Colonel, cette étrange parole:
« Il m'assigne avant que je ne le désigne »?
Un rôle me serait imposé sans l'avoir demandé?
Je ne puis concevoir un ordre ainsi fondé.

Le Colonel Pantin
Tu crois choisir, Damon, ce qui forge ton être,
Mais déjà l'Autre impose un lien que tu dois naître.
Sans mot dire, il te place au seuil de ton destin,
T'obligeant à répondre, à tendre une main.
L'éthique est ce foyer qu'aucun feu ne consume:
L'Autre est là, nous liant d'un pacte qu'il exhume.

Damon
D'où te vient cette voix, cette science, Colonel?
Qu'un pantin sache tout, voilà qui m'est cruel.
Qui t'a donc enseigné ces pensées souveraines?
Quel maître a modelé tes songes et tes chaînes?

Le Colonel Pantin

Un maître... ou bien un dieu, un démiurge errant,
Qui coud dans l'ombre épaisse un destin différent.
Il fut jadis un homme, un être insaisissable,
Le Souriant, ainsi nommé, discret, impénétrable.
Ses doigts, à l'aiguille et au fil accoutumés,
Ont cousu mon corps frêle et brodé mes pensées.
Il tailla mon étoffe au fil d'un fer tranchant,
Et d'un simple tissu fit naître un lieutenant.

Damon
Un modèle pourtant a guidé son ouvrage,
Car tout en toi s'accorde à l'air d'un personnage...

Le Colonel Pantin
Ortho, le Colonel, fut mon ombre et mon moule,
Mais l'inversion fut là, subtile et pourtant lourde.
Le Souriant, soumis, jadis fut façonné,
Et voulut à son tour un être façonner.
Par ce jeu incertain, ce double mis en scène,
L'échanson devint roi, renversant l'arène.

Asinus, l'âne, frémissant
Mais alors, ce Souriant, qui donc l'a façonné ?
Quel fer impitoyable en lui s'est enfoncé ?

Le Colonel Pantin

Il fut, comme moi-même, assemblé, découpé,
Mais non d'un doux labeur ni de fil ajusté...
Le couteau fut sa main, le couteau fut son maître,
Il devint créature en apprenant à naître

Asinus
Un pantin! Ce Souriant fut donc une marionnette,
Manœuvrée dans l'ombre, égarée, incomplète?

Le Colonel Pantin

Non, pas une marionnette... Mais l'écho d'un savoir
Que d'autres ont sculpté sans laisser d'autre espoir.
Un être refait, sans qu'il puisse comprendre
La main qui l'a brisé, qui l'a su refendre.
Souriant il devint, d'un sourire imposé,
Et pour cacher sa plaie, en d'autres fut osé.
 

 

vendredi 7 février 2025

 « La Tour se déplace en ligne droite, horizontalement ou verticalement d'autant de cases qu'elle le souhaite. La Tour ne peut sauter par dessus d'autres pièces: toutes les cases entre la position de départ de la Tour et sa position d'arrivée doivent être libres. Comme pour toutes les pièces, lorsque la case d'arrivée de la Tour contient une pièce adverse, celle-ci est prise. Par contre la case d'arrivée ne peut contenir une pièce de son propre camp.»
 
 

 
En même temps que tous étaient fort occupé à résumer, autant que faire se peut, une histoire qui visiblement leur échappait, d'étranges constructions étaient apparues sur certaines plages, mais quand le Colonel Pantin s'en approchait, le même phénomène se produisait à chaque coup. La construction changeait de place. Il arrivait qu'elle se retrouve derrière lui... ou à gauche... ou à droite, sans qu'il ne comprenne rien à ce qu'il se passait... La chose était d'autant plus mystérieuse qu'il ne pouvait savoir si c'était cette construction de bois qui se déplaçait ou si c'était la configuration de l'île qui avait changé... Ce désarroi le poussait, il s’en doutait vers…

Tandis que tous, perdus dans d'inutiles trames,
Cherchaient à retenir un récit qui s'enflamme,
J'aperçus, sur la grève, un étrange bâti,
Né d'on ne sait quel vent, d'on ne sait quel défi.
Je m'approchai. Déjà, sous mon œil incertain,
Sa forme s'effaçait, glissant comme un lutin.
Derrière moi soudain, je crus voir qu'il se dresse, 
Ou bien sur mon côté, dans quelque allégresse.
Là-bas, près du ressac, il pointait hors du sable, 
Puis, plus loin sur un mont, superbe, impénétrable.
Mais sous mes pas flottants, la cendre était marquée, 
D'une suite de pas, sombres, entrelacés.
Je me penchai, tremblant, et dans l'ombre incertaine,
Je crus y reconnaître une empreinte ancienne.
À qui donc appartint cette trace égarée?
À moi? À quelque spectre en cette île enterré?
J'en suivis le chemin, sans oser m'arrêter,
Espérant découvrir ce qu'il me faut trouver.
Et pourtant, à mesure où j'allais, où j'erre,
Le sable sous mon pied s'efface et se resserre.
Les pas devant mes yeux reculent et s'enfuient,
Comme si l'horizon les reprenait sans bruit.
Là-haut, sur un sommet, s'élève une autre tour,
J'y cours, je tends la main... elle a fui sans retour.
Et voici qu'à l'instant, sur la rive prochaine,
Elle s'élance encore, debout, haute et lointaine.
Le sol même, à mon pas, vacillait sous mes pieds,
Et l'île tout entière songeait à me submerger.
N'étais-je plus debout sur cette terre aride,
Ou bien s'était-elle enfuie en flots liquides?
Je voulais retenir ce mirage mouvant,
Fixer dans ma raison ce qui fuyait avant,
Mais tout, autour de moi, s'effaçait, insensé,
Et moi-même, à présent, je me sentais glisser.


jeudi 6 février 2025

 

« Ainsi disposée et entendue, l'histoire naturelle a pour condition de possibilité l'appartenance commune des choses et du langage à la représentation; mais elle n'existe comme tâche que dans la mesure où choses et langage se trouvent séparés.
Elle devra donc réduire cette distance pour amener le langage au plus près du regard et les choses regardées au plus près des mots. L'histoire naturelle, ce n'est rien d'autre que la nomination du visible. De là son apparente simplicité, et cette allure qui de loin paraît naïve tant elle est simple et imposée par l'évidence des choses. On a l'impression qu'avec Tournefort, avec Linné ou Buffon, on s'est enfin mis à dire ce qui de tout temps avait été visible, mais était demeuré muet devant une sorte de distraction invincible des regards. En fait, ce n'est pas une inattention millénaire qui s'est soudain dissipée, mais un champ nouveau de visibilité qui s'est constitué dans toute son épaisseur.»

Michel Foucault, Les mots et les choses, Tel Gallimard, p.144


 




Il arrive, comme il peut arriver à chacun de nous, que l'âne Asinus, museau au vent et oreilles tendues, entende comme un murmure, des mots… une conversation... probablement portée par les vent, incessants sur ces îles à la géographie constamment changeante. Ces mots, Asinus les transmet à sa façon, en imitant la forme des vers de Racine. Cette manière de dire le trouble tout autant que ses compagnons. Mais sans qu'ils sachent pourquoi, tous font de même.
On pourrait se demander si cette manière de parler était le seul responsable de ce trouble ou, si, tout autant, le contenu, les mots et leurs significations possibles, de cette citation, en seraient la cause.
Peu importe pour l'instant, venons-en au contenu de ce qu'entend Asinus, l'âne à la chimérique présence. Il s'agit des réflexions sur l’éthique et l’altérité, inspirées du philosophe Emmanuel Lévinas, sur la manière dont l’Autre nous assigne une responsabilité que nous n’avons pas choisie. L’âne Asinus, le Colonel Pantin et Damon le petit chien, comprennent qu'ils se trouvent eux-mêmes de cette sorte de situation.
 D’abord inquiets, puis intrigués, ils essaient de comprendre la valeur éclairante de ces pensées. Ils commencent à en débattre... mais à leur insu, du moins au début, toujours sous une forme versifiée...