« Les forces imaginantes de notre esprit se développent sur deux axes très différents.
Les
unes trouvent leur essor devant la nouveauté; elles s'amusent du
pittoresque, de la variété, de l'événement inattendu. L'imagination
qu'elles animent a toujours un printemps à décrire. Dans la nature, loin
de nous, déjà vivantes, elles produisent des fleurs.
Les autres
forces imaginantes creusent le fond de l'être; elles veulent trouver
dans l'être, à la fois, le primitif et l'éternel. Elles dominent la
saison et l'histoire. Dans la nature, en nous et hors de nous, elles
produisent des germes; des germes où la forme est enfoncée dans une
substance, où la forme est interne.
En s'exprimant tout de suite
philosophiquement, on pourrait distinguer deux imaginations : une
imagination qui donne vie à la cause formelle et une imagination qui
donne vie à la cause matérielle ou, plus brièvement, l'imagination
formelle et l'imagination matérielle. Ces derniers concepts exprimés
sous une forme abrégée nous semblent en effet indispensables à une étude
philosophique complète de la création poétique. Il faut qu'une cause
sentimentale, qu'une cause du cœur devienne une cause formelle pour que
l'œuvre ait la variété du verbe, la vie changeante de la lumière. Mais
outre les images de la forme, si souvent évoquées par les psychologues
de l'imagination, il y a -nous le montrerons- des images de la matière,
des images directes de la matière. La vue les nomme, mais la main les
connaît. Une joie dynamique les manie, les pétrit, les allège. Ces
images de la matière, on les rêve substantiellement, intimement, en
écartant les formes, les formes périssables, les vaines images, le
devenir des surfaces. Elles ont un poids, elles sont un cœur.
Sans
doute, il est des œuvres où les deux forces imaginantes coopèrent. Il
est même impossible de les séparer complètement. La rêverie la plus
mobile, la plus métamorphosante, la plus entièrement livrée aux formes,
garde quand même un lest, une densité, une lenteur, une germination. En
revanche, toute œuvre poétique qui descend assez profondément dans le
germe de l'être pour trouver la solide constance et belle monotonie de
la matière, toute œuvre poétique qui prend ses forces dans l'action
vigilante d'une cause substantielle doit, tout de même, fleurir, se
parer. Elle doit accueillir, pour la première séduction du lecteur, les
exubérances de la beauté formelle.»
Gaston Bachelard, L'eau et les rêves, Le livre de poche
Un
phénomène étrange avait été découvert par Asinus. N'importe où,
n'importe quand, sur un îlot ou sur un autre, pouvait apparaître une
sorte d'oasis luxuriante.
Elle restait là pour un temps, puis elle disparaissait aussi vite
qu'elle était apparue. Il leur était impossible de prévoir si cela
pouvait se reproduire... ni, à fortiori, de le prédire...
Un jour, Asinus, l'âne aux songes incertains,
Vit surgir, insensé, des jardins clandestins.
Là, parmi les rochers que la mer malmène,
Naissait un paradis aux splendeurs souveraines.
Des arbres alourdis d'un feuillage éclatant,
Des fruits gonflés de sève au suc éblouissant,
Des ombres caressantes où l'onde se repose,
Un souffle suspendu, l'illusion grandiose.
Mais à peine entrevu, ce mirage se meurt,
Et l'herbe en un instant se flétrit sans labeur.
Là où régnaient splendeur et fraîcheur passagère,
Revient le sol caillouteux d'une île inhospitalière.