Extrait du journal du Souriant
Ils
sont persuadé de construire de leurs mains ce que je construis de ma
pensée. Ils sont mes choses et pourtant certains gestes qu'ils savent
faire je ne les vois pas venir ...
Ils croient, dans la ferveur de leurs
mains, édifier pierre à pierre… il ne se doutent point que c’est ce que j’ai déjà bâti en pensée. Chaque
geste qu’ils esquissent, chaque assemblage qu’ils tissent, n’est que
l’écho d’une forme que j’ai conçue avant eux, avant même qu’ils ne
songent à construire. Et pourtant, quand je les observe, il arrive parfois que dans leurs mouvements, totalement imprévu, quelque chose m’échappe. Ils devaient être mes choses… me
prolonger sans le savoir… J’ai sculpté leurs élans, tissé leurs
désirs, circonscrit les possibles dans lesquels ils évoluent, pensant
être libres. Ils avancent dans le tracé que j’ai voulu, et pourtant...
Il arrive que leurs mains me trahissent. Un nœud qu’ils nouent d’une
façon que je n’aurais su prévoir, une pierre qu’ils posent avec un
équilibre et un sourire que je ne saisis pas. Une logique leur appartient, fluide,
souple, qui se plie au monde sans le contraindre. Là où ma pensée
ordonne, leur corps répond à des forces invisibles, à des nécessités que
je n’ai pas dictées.
Ce sont mes créatures et, cependant, il y
a en elles, si petit soit-il, un savoir que je ne possède pas. Je vois l’ouvrage se
dresser sous mes yeux, il obéit à ce que j’ai voulu, et pourtant, dans
l’infime tremblement d’un trait, dans la manière dont une structure se
déploie avec plus d’aisance que je ne l’avais prévu, il y a autre chose.
Une dérive, une souplesse, une adresse qui n’est pas de moi.
Ils n’ont ni ma vue d’ensemble, ni ma
pensée ordonnatrice. Ils ne se doutent pas de ce que j’ai inscrit dans
leurs gestes. Et cependant, ils m’échappent. Je ne puis entièrement les
répéter. Ce qui se joue entre leurs doigts, cette adaptation immédiate,
ce dialogue silencieux entre la main et la matière, cela n’appartient
qu’à eux. Une infime part d’inconnu persiste en eux, un reste insoumis à
mon dessein.
Je les façonne, et pourtant ils créent autrement que moi.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire