mardi 18 février 2025

 



 
Extrait du journal du Souriant
 
Ils sont persuadé de construire de leurs mains ce que je construis de ma pensée. Ils sont mes choses et pourtant certains gestes qu'ils savent faire je ne les vois pas venir ...
Ils croient, dans la ferveur de leurs mains, édifier pierre à pierre… il ne se doutent point que c’est ce que j’ai déjà bâti en pensée. Chaque geste qu’ils esquissent, chaque assemblage qu’ils tissent, n’est que l’écho d’une forme que j’ai conçue avant eux, avant même qu’ils ne songent à construire. Et pourtant, quand je les observe, il arrive parfois que dans leurs  mouvements, totalement imprévu, quelque chose m’échappe. Ils devaient être mes choses… me prolonger sans le savoir…  J’ai sculpté leurs élans, tissé leurs désirs, circonscrit les possibles dans lesquels ils évoluent, pensant être libres. Ils avancent dans le tracé que j’ai voulu, et pourtant... Il arrive que leurs mains me trahissent. Un nœud qu’ils nouent d’une façon que je n’aurais su prévoir, une pierre qu’ils posent avec un équilibre et un sourire que je ne saisis pas. Une logique leur appartient, fluide, souple, qui se plie au monde sans le contraindre. Là où ma pensée ordonne, leur corps répond à des forces invisibles, à des nécessités que je n’ai pas dictées.
Ce sont mes créatures et, cependant, il y a en elles, si petit soit-il, un savoir que je ne possède pas. Je vois l’ouvrage se dresser sous mes yeux, il obéit à ce que j’ai voulu, et pourtant, dans l’infime tremblement d’un trait, dans la manière dont une structure se déploie avec plus d’aisance que je ne l’avais prévu, il y a autre chose. Une dérive, une souplesse, une adresse qui n’est pas de moi.
Ils n’ont ni ma vue d’ensemble, ni ma pensée ordonnatrice. Ils ne se doutent pas de ce que j’ai inscrit dans leurs gestes. Et cependant, ils m’échappent. Je ne puis entièrement les répéter. Ce qui se joue entre leurs doigts, cette adaptation immédiate, ce dialogue silencieux entre la main et la matière, cela n’appartient qu’à eux. Une infime part d’inconnu persiste en eux, un reste insoumis à mon dessein.
Je les façonne, et pourtant ils créent autrement que moi.
 
 



 

 

Aucun commentaire: