dimanche 3 mai 2020

Tour à tour


« Il reste en mon pouvoir de secouer cet enchantement, de faire tomber ces murailles de carton et de retrouver le monde de la veille.»

Jean-Paul Sartre, L'imaginaire, Gallimard



Monsieur l'Écrivain

Comme je vous le disais lors de ma précédente lettre, je m’étonnais, plus que cela je m’émerveillais, de constater que j’étais un être vivant à l’intérieur de la bête mais que, paradoxalement, je continuais à lui être extérieur. Si ses organes, sa chair, ses muscles et ses tendons étaient tous recouverts d’une fine peau presque semblable à celle de l’extérieur... si l’on fait abstraction des poils naturellement... le tout me semblait être construit... comment vous dire, une architecture paysage... une architecture et un paysage, tour à tour terrifiant et charmant. Je peinais à reconnaître ce qui pourtant me touchait... Cette peau était bien loin de l’écorce que j’avais connue et j’aurais aimé être doué d’une plus grande sensibilité pour pouvoir la caresser avec douceur. À côté de la terreur dont je peinais à freiner les ardeurs, et de l’odeur immonde que j’imaginais, il se passait un étrange phénomène. Je ne pouvais m’empêcher, au-delà des angoisses qu’il suscitait, de succomber aux charmes de cette sorte de spectacle parfaitement merveilleux... Je comprenais à quel point il eût fallu me dissoudre pour que de l’intérieur je commence à en comprendre le sens... et peut-être la beauté cachée... Serait-ce là, pour ce qui était là sous mes yeux comme pour toutes choses, le prix à payer pour une véritable connaissance? Serait-ce là le prix, monsieur l’Écrivain, que vous auriez payé pour être ce que vous êtes et qui vous permet de jouer avec désinvolture de celui que vous pensez avoir créé en griffant nerveusement le blanc immaculé d’une page blanche et, sous d’obscures poussées, y faire crisser atrocement le bec de votre plume... le tout dissimulé derrière l’ample drapé de votre costume et la rigueur toute monacale d’une exigence dont vous ne connaissez guère l’origine... et dont vous savez qu'il partira en fumée... ou, au mieux, en poussière...


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