samedi 14 octobre 2023

Panique et escroquerie

 

« Quelle est cette maison qui brûle ? Le pays où tu vis ou bien l’Europe, ou encore le monde entier ? Peut-être les maisons et les villes ont-elles déjà brûlé, depuis on ne sait combien de temps, dans un unique et immense brasier que nous avons feint de ne pas voir. De certaines il ne reste que quelques bouts de cloisons, de murs peints à fresque, un pan de toiture, des noms, des noms innombrables, déjà attaqués par le feu. Nous les recouvrons néanmoins si minutieusement de plâtres blancs et de mots trompeurs qu’ils semblent intacts. Nous vivons dans des maisons, des villes consumées de fond en comble comme si elles tenaient encore debout. Les gens feignent d’y habiter et sortent dans la rue masqués parmi les ruines comme s’il s’agissait encore des quartiers familiers d’autrefois.

Aujourd’hui la flamme a changé de forme et de nature, elle s’est faite digitale, invisible et froide, mais par là aussi justement toujours plus proche ; elle rôde et nous encercle à chaque instant.

Qu’une civilisation – une barbarie – sombre pour ne pas se relever, cela est déjà survenu et les historiens sont habitués à marquer et dater les ruptures et les naufrages. Mais comment témoigner d’un monde qui va vers sa ruine les yeux bandés et le visage couvert, d’une république qui s’effondre sans lucidité ni fierté, dans l’abjection et la peur ? Leur aveuglement est d’autant plus désespéré que les naufragés prétendent gouverner leur propre naufrage, ils jurent que tout peut être tenu techniquement sous contrôle, qu’il n’y a besoin ni d’un nouveau dieu ni d’un nouveau ciel – mais seulement d’interdits, d’experts et de médecins. Panique et escroquerie.

 

Gorgio Agamben

 

 


 
– Pourriez-vous m'éclairer, je vous prie?
– Il faudrait pour cela que j'aie quelque lumière et je ne sais si cela est en mon pouvoir, mais dites-moi!
– Se pourrait-il que la société, dans laquelle nous vivons par l'intermédiaire de notre maître, soit confrontée à des catastrophes en série, toutes plus grandes les unes que les autres au point que certain n'hésitent point à dire que la maison brûle!
– Loin de libérer les hommes de la "pensée  magique", la maîtrise du feu les a rendu dépendant de sa puissance...
– Vous parlez de la puissance du feu ou de la puissance de  la pensée magique?
– D'abord je voulais parler du feu... mais votre question m'ouvre d'autres horizons ou des continuités différentes. Du coup les évidences vacillent et me font penser, à la suite de notre maître, je le comprends aujourd'hui, que la pensée magique, loin de disparaître sous ses assauts, loin de sombrer, s'est trouvée revivifiée dans les flammes d'une raison défaillante.
– Comme vous y allez!
– J'ai mes raisons...
– Que la raison ne connaît pas!
– Vous ne croyez pas si bien dire... La raison elle-même est devenue un mythe... a été... et... est encore... instrumentalisée... utilisée à des fins de domination.
– À quoi faites-vous allusion?
– À la nature... ou plutôt à ce dont elle porte le nom...
 
 

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