jeudi 31 octobre 2024

 


Cher Joachim

Ne soyez pas trop surpris par le fait que je vous envoie encore une lettre par la voie dont vous disais pourtant hier encore qu'elle n'était plus sûre. Le fait est que je n'en suis plus du tout certain et que je vous dois de vous communiquer ce qui est, je le crois, de la plus haute importance. Je ne voyage plus la nuit et comme vous pouvez l'imaginer cela me manque. J'étais, et je suis encore, sur la place des Ensablés, mais alors qu'hier j'étais persuadé que je l'étais à titre de prévenu, je sais aujourd'hui, de façon certaine que ce n'est qu'à titre de témoin que je suis ici. Je vous avoue que je m'en sens infiniment mieux et c'est avec le sourire que je vais reprendre ce que j'ai dû trop longuement interrompre ces derniers temps. Attablé au bureau rouge où chacun est invité à donner ses impressions par écrit avant de paraître devant le "Conseil", je vis venir à moi deux gardiens. Je ne sais pourquoi, alors même que la base même de notre éducation est notre infinie capacité au silence, qu'au moment même où je les vis se diriger vers moi j'ouvris grand la bouche et ce qui se déversa à mon insu je ne le reconnaissais pas du tout. Sous l'œil impassible des gardiens une étrange mélopée aux accent bizarres sortaient assez mélodieusement sans que je n'eus pour cela aucun effort à produire.
 Inutile de vous dire que je n'y comprenais rien du tout. Cela ne ressemblait en rien à ce que je vous ai déjà conté à propos du mélange entre pensées et paroles qui leur fit penser qu'il m'arrivait, à moi aussi, de "parler en langues".



mercredi 30 octobre 2024

 


Cher Joachim,

Je crois que cette lettre risque d'être la dernière. Je dois me garder de vous dire tout . Je pense qu'ils se doutent de quelque chose. Je me sens surveillé et mon avis n'est que peu demandé. Je vous dois de faire extrêmement attention. C'est pour cela que je ne vous ais pas écrit ces derniers jours. Je suis inquiet, j'ai été convoqué au bureau de la place des ensablés. Vous savez ce que cela peut vouloir dire, cependant j'ai quelque espoir que cela ne soit pas en rapport avec vous. Je vous ai écrit un plus long compte-rendu qui vous parviendra par un autre chemin plus sûr.

mardi 29 octobre 2024

Hasard

 


"Cher Joachim,
Je ne me rendais pas comptes à quel point j'avais changé. Cela fait maintenant plusieurs jours que je me promène au cœur de la nuit et que je me rends aux pieds des colonnes. Chaque voyage m'apporte quelque chose de différent. Ce dont je ne me doutais guère c'est que mon comportement ne pouvait passer inaperçu. Il faut dire que ce que je croyais être une bonne couverture, l'élection d'un nouveau Maître remplaçant Notre Bienheureux Oncle de la Nation numéro Sept, Chevalier de la Bourse du Grand Savoir, qui a pris ses quartiers au Levant, ne l'est nullement. La noble assemblée qui débat au sujet de la "glossolalie" s'est mise à m'observer avec une attention des plus soutenue, et cela non dans le but de déceler un comportement inadéquat de ma part, ce qu'ils ne soupçonnaient pas du tout, mais pour obtenir des renseignements sur ce que je pensais de l'une ou l'autre des propositions qui étaient exposées. Chacun essayant d'extrapoler mes réponses ou mes attitudes. C'est ainsi que l'un d'eux, par le plus grand des hasards, a découvert mes arrivées tardives et surtout le fait que ce que je disais n'était pas exactement ce qu'il était attendu que je dise. Je ne m'en rendais pas compte du tout du fait que je parlais, ou plutôt que je pensais à haute voix. Ainsi ce que je pensais, qui eut du rester secret, se mêlait à ce que je disais. Cela eut pour résultat quelque chose de vraiment surprenant. Ce mélange de morceaux de discours fort aux origines différentes produisait à mon insu un langage que personne ne comprenait fut très vite identifié comme un exemple parfait de "glossolalie" et Dieu seul sait ce qui allait se passer quand l'un des membre du groupe candidat eut l'idée géniale de penser et de s’exclamer que je parlais une langue fort méconnue et pourtant essentielle, celle que l'on nomme la langue des oiseaux. Il n'en fallu pas plus pour que ma situation se dégrade fort rapidement. Je suis devenu un vrai sujet d'étude que l'on étudie et observe sans répit. Je ne vous surprendrais point en vous disant que qu’ils sont devenus soupçonneux. C'est peut-être la dernière lettre que je puis vous envoyer. En tous cas, pour le moins, ceci aura pour effet que pendant quelques temps vous n'aurez plus de mes nouvelles et pour ma part cela me permettra de mettre un peu d'ordre dans mes pensées qui en ont le plus grand besoin. Il faut que je me prépare à répondre aux questions du "Conseil". Ce ne sera pas chose facile, vous le savez mieux que moi.
Et lorsque j'y réfléchis, "loin de trouver en moi les torrents d'une riche élocution, j'y trouve à peine de modiques ruisseaux, je devrais dire une source si faible qu'elle ne donne que goutte à goutte, n'ai-je pas lieu d'appréhender que la frayeur ne les tarisse et ne laisse entièrement à sec mon génie troublé, qu'enfin je n'éprouve ce qui nous arrive tous les jours? Et que nous arrive-t-il? Ce que nous tenons dans la main, ce que nous serrons dans les doigts, nous échappe lorsque nous sommes effrayés, parce que la peur qui relâche nos nerfs, ôte à notre corps toute sa force." *
C'est exactement ce que j'ai vu dans l'esprit du vieillard aveugle dont je vous parlais hier.
Je crois qu'il est grand temps que je vous dise que je crois bien vous avoir croisé il y a peu... Le hasard encore une fois... peut-être."


Premier discours de Saint Jean Chrisostome

lundi 28 octobre 2024

 

« Il n’y a pas un peuple de fous. Chaque fou forme à lui seul son propre peuple.»

Albert Londres, Chez les fous, Payot


"Cher Joachim,

Même si je connais votre intelligence et les capacité extraordinaires que vous avez de l'utiliser, je pense que je vais vous surprendre quelque peu. J'ai recommencé à voyager ce qui fut la cause de mon silence ces derniers jours. Cette fois je ne suis pas rentré de la nuit et c'est à peine lever du jour que je fis, discrètement mon apparition à l'Aubade du Petit Jour. La surprise que je soumets à votre perspicacité est que ma disparition est passée complètement inaperçue.
 Cependant ce n'est pas avec ce fait que je pensais vous surprendre mais avec ce que je vais vous conter avec mes faibles talents. Je vous l'ai dit, j'ai marché beaucoup plus loin et je me suis approché de ce Couchant où l'homme et son chien sont sont supposés être en train de perturber les travaux de consolidation provisoire. Je voyais au loin les célèbres colonnes que je ne connaissais que par ouï dire au commencement de ma longue carrière. Il est vrai que je ressentis alors une sorte d'émotion simple mais sincère et que tout ce fatras avait fini par sombrer dans l'oubli. Pour tout vous dire, j'étais trop jeune et si j'étais troublé il faut convenir que ces excès d'humilité et de modestie y jetaient de l'embarras qui fit que le ton employé pour ma formation n'avait pas été assez ferme pour qu'il fit sur moi une impression durable. Quand je vis ces colonnes bien présentes devant moi, ce passé oublié se mit à me parler avec une force que je n'imaginais pas possible. Une de ces colonnes captait toute mon attention à tel point que les autres disparurent littéralement de mon champ de vision. Sur cette colonne était juché un vieil homme tenant en sa main droite un caillou qu'il s'apprêtait à lancer dans le vide qu'il ne pouvait regarder à cause de ses orbites vides. J'avais et j'ai toujours la certitude que ce vieil homme était aveugle. Au début j'imaginais qu'il s'agissait d'Homère. Sa main gauche, en signe d'impuissance et de pure vanité s'ouvrait au vide et au néant qui l'entourait. Ce geste ambigu m'intriguait d'autant plus que rapidement j'eus la nette sensation que l'homme debout sur cette colonne n'était autre que moi-même. Il manifestait clairement le dilemme qui agite le peu de conscience qui me reste.
Vous savez ce que l'on nous a enseigné: "Ce que vous voyez maintenant de vos propres yeux, et qui n'est que trop réel, est plus incroyable qu'un songe" *. Je ne savais plus que penser. Je regardais avec une curiosité redoublée. Que représentait ce livre ouvert derrière lui? Pourquoi son pied droit était levé au dessus d'une bête que j'identifiais d'abord comme un chien couché à ses pieds jusqu'à ce que je rectifie ma pensée en découvrant que c'était un agneau qui reposait là, sous son pied.

C'est à ce point de mes réflexions que le crépuscule me surprit et que je décidais de rentrer. En peu de jours j'avais acquis une expérience telle que j'effectuais en quelques minutes ce qui m'avait pris de longues heures les jours d'avant et c'est ainsi que je rejoignis ma demeure et que j'eus encore le temps de remettre ma moumoute et enlever ma fausse barbe pour rejoindre l'Aubade du Petit Jour ou je chantais avec un bonheur sans égal.
"Tout change avec le jour, et les choses paraissent alors ce qu'elles sont." 
*
Comme j’aurais aimé y croire…

Votre Isidore, qui a encore tant de choses à vous confier mais dont le temps est compté."


*Saint Jean Chrysostome

dimanche 27 octobre 2024

 

« La volonté de faire le bien de l’autre est l’essence même de la tyrannie.»

Kant


Cher Joachim,

J'ai remis ça hier. Je n'ai pu résister à l'appel du large. Une fois que le Conseil fut achevé, j'ai enlevé ma moumoute et j'ai pris soin de me parer d'une fausse barbe. J'étais, je le pense sincèrement, tout -à-fait méconnaissable, à tel point que je décidais de garder mon emblème de membre du Conseil, notre cher Nœud flamboyant, afin de me prémunir contre toute arrestation surprise au cas, bien improbable mais non sans raison, où un Émissaire viendrait à passer par là. Cette fois je suis allé bien plus loin que la première et je dois vous l'avouer, j'y ai pris encore plus de plaisir. Ce n’est pas sans raison non plus que je vous raconte cette péripétie. Après avoir longuement marché et pris conscience du temps qui s'était écoulé je dus rebrousser chemin. Il fallait que je sois présent aux cérémonies de l'Aube où mon absence eut suscité de justes et dangereuses supputations. Je le regrette car, au point où j'étais arrivé, j'apercevais, certes de très loin, mais avec une netteté incroyable les Tours du Couchant. Ce fut, comme vous devez vous en douter, un moment d'intense jubilation dont je n'eus pas loisir de profiter pleinement. Il se trouve qu'aujourd’hui, à tête reposée je me demande si je ne suis un de ces impies qui ont l’audace et la témérité des barbares bravant sans vergogne l'Ordre et la Loi. Aussi suis-je au comble de la surprise , quand je met tout ceci en paralèlle avec ce vous me dites autrefois, au cours d'une réunion des plus secrètes, de voir que de tels attentats peuvent se commettre au milieu de la cité sans que personne n'en sache rien. Je tremble à l'idée que mon fondement et ma foi ne vacille et ne se mette en cours de transformation telle que je devienne le pire ennemi de tout ce que j'ai depuis toujours contribué à édifier en tant qu'Initiés aux Saints Mystères. Je n'en suis pas là encore, cher Joachim, mais il est vrai que, même si je ne sacrifie pas encore aux démons, maintenant je doute que notre vie si dure et si austère soit la garantie de notre salut...
Serez-vous insensible à cet appel?
Bien que je commence à ne plus avoir d'illusions, je vous attend humblement.


Votre Isidor

samedi 26 octobre 2024

 


Cher Joachim,
Si votre silence est inquiétant ce n'est pas parce qu'il me surprend. Votre capacité de silence, tout comme votre sens de la mise en scène, était déjà connue lorsque vous étiez encore parmi nous. Ce qui me surprend est une impression très étrange, dont je ne saurais essayer de la comprendre, mais qui fait qu’il me semble entendre vos réponses. J’ai l’impression de vous voir, sans effort, dans votre refuge, dans ce que vous appeliez "le sanctuaire", un lieu simple, farouche et sauvage où la pierre ne serait sculptée que par l'eau et le vent, bien loin de nos sages et parlantes images. Il se peut que dans votre docte folie, vous ayez eu raison, mais cette raison n'est en aucun cas applicable à la masse, vous le savez bien. Près de moi, séparés d'une simple porte entrouverte, nos doctes et sages Ministres parlent sans fin et là-bas l'homme et son chien murmurent de plus en plus fort. Je le sais, car lorsqu'il fut minuit et que la cité était endormie, hier, profitant des largesses de ma haute fonction, je me suis remis à longer les chemins de rondes. Ces longues années n'ont pas réussi à endormir les frissonnements de l'oreille et bien que nous vivions à l'opposé du couchant, bien loin du lieu où l'homme et son chien tracent leur chemin interdit, et bien que le ciel fut lourdement chargé à l'horizon j'ai perçu comme un imperceptible dialogue venu du pied de la Grande Tour dans laquelle vit celui que vous savez... Il faut que je vous dise, cher Joachim, tout le bien que cela me fit. Il me semblait rajeunir à chaque pas que je faisais. Même si je ne suis pas allé bien loin, il me semble que j'ai franchi une sorte de barrière dont je ne sais où elle mène sauf que, incontestablement, elle me rapproche de vous. Je vous l'ai dit, j'ai une sorte de sentiment bizarre qui m'envahit et que je pourrais sans doute qualifier de mystérieux. Il me semble que votre silence n'en est pas vraiment un et je me demande si mes pensées sont vraiment miennes... Je ne comprenais pas et je ne comprends toujours pas comment mes lettres vous parviennent, si tant est qu'elles vous parviennent. Je me contente de les déposer là où nous l'avions convenu. Je n'en ai aucune preuve matérielle que vous les receviez et pourtant j'en ai comme une certitude. D'où me vient-elle ? Je ne le sais. Ce que je sais, par contre, c'est que monte en moi la nécessité de le savoir. Une sorte de doute m'envahit qui me pousse à savoir. C'est nouveau pour moi. Jusqu'alors je me suis largement contenté du vaste savoir que vous m'avez inculqué et je ne me suis jamais laissé aller à manquer de mesure. Je vous laisse juge de cette infirmité. Vous savez mieux que moi où cela mène et c'est ce qui me pousse à ne pas lutter contre cette poussée. Il me semble qu'elle ne peut que me mener jusqu'à vous. J'espère simplement que cela ne me mènera pas aux extrémités que vous avez si rigoureusement appliquées à vous même... Rien que d'y penser, j'en ai froid dans le dos.
Le temps presse Joachim...

Votre Isidor

vendredi 25 octobre 2024

 


Cher Joachim,
Votre silence m'inquiète. Certes il fait partie de ce que nous construisons avec une infinie patience, mais il est des circonstances où la règle doit faire halte et laisser paraître l'exception. Je vous en prie, répondez-nous. Le temps passe et les "glossolales" avancent. Il s'en faut de peu de temps jusqu'à ce que les Émissaires ne captent ce qu'ils disent et vous seul savez ce que cela sous-entend. Croyez-moi, mettez fin à votre retraite et reprenez le flambeau de la vie. Nous avons besoin de vous. Que faut-il vous dire de plus? L'émoi qui s'étend ne fait que renforcer le bouclier qui les protègent. Déjà parmi les gardiens, il en est chez qui l'espoir d'un monde nouveau a germé. Nous ne pouvons avoir une confiance absolue. Demain il en est qui descendront rejoindre ceux qui tentent de nous rejoindre en récoltant ces poussières et ces gravats dont nous avons tant besoin. L'homme qui est à nos portes n'est que le premier. Si nous ne mettons un terme à son voyage, d'autres suivront, c'est certain. Certes tous ne seront pas "glossolale", mais le mal sera fait. Ce qu'ils sauront alors, personne ne pourra plus le leur enlever. Vous aurez remarqué que je ne puis me servir de ma plume officielle, celle qui nous fut offerte par notre très Grand. Cela est cause du modeste niveau de cette missive. Mais ne vous cachez pas derrière cette mauvaise excuse, notre cause est noble et si je ne puis vous faire parvenir qu'une triste et faible lumière c'est que je ne peux écrire que sous la dictée de notre lune. Malgré tout, je vous sais capable d'en remonter le cours... Ici les plus grands spécialistes sont réunis en cession spéciales. Il a fallu que nous fassions preuve d'originalité et de séduction pour les réunir sans que cela leur "mette la puce à l'oreille". Tous font assaut de savoir et de bienséance. La question, ils en sont certains, est du plus vif intérêt du point de vue spéculatif. Aucun d'entre eux ne se doute qu'il s'agit d'un cas concret. Tous sont persuadés que celui qui résoudra l'énigme sera élu. En effet, par le plus grand des hasards nous sommes arrivés à échéance. Notre Bienheureux Oncle de la Nation numéro Sept, Chevalier de la Bourse du Grand Savoir, a pris ses quartiers au Levant et sa plume attend son nouveau maître. Autant vous dire qu'ils oeuvrent avec une belle et fervente application. Déjà, cette noble assemblée s'est scindée en deux parts quasiment égales. D'un côté, ceux qui "y croient", et de l'autre ceux qui pensent qu'il ne peut s'agir que d'un simulacre destiné à tester le coeur de leurs pensées. À les voir et surtout à les entendre, rien ne permet de garantir que cette réunion ne soit la cause d'un mal plus grand encore....
Nous vous attendons. Qui sait si demain cela ne sera déjà trop tard
?

Votre Isidore

jeudi 24 octobre 2024

 
"Cher Joachim,
Comme vous le savez, les devoirs que je me suis imposés s'ajoutent à ceux de ma charge, ils me prennent tous deux une attention considérable ce qui fait que je ne dispose que de très courtes plages de temps pendant lesquelles je vous écris cette lettre. Je sais qu'il y a déjà fort longtemps que j'eus dû le faire. Le manque de temps dont je viens de parler n'est évidemment pas la seule cause. Je sais que mon attitude lors de votre procès ne fut pas un exemple de fraternité et que le silence dont je m'entourais alors a pu être mal interprété. Si je le romps aujourd'hui, c'est que les circonstances m'y obligent, ce qui, sans doute, ne plaide guère en ma faveur et augmentera encore un peu les doutes qui vous habitent. Sachez seulement que tout cela est lié et que d'une certaine manière ce qui se passe est la continuation de ce qui fut alors. Il va sans dire que la condamnation dont vous fûtes l'objet ne fit que renvoyer l'échéance. Rien de tout cela n'eut dû avoir lieu. Et surtout pas votre propre réaction... Il n'empêche que cela a eu lieu. Pour le moment, je ne peux, de façon officielle, faire état de notre conversation, mais je vous fais promesse, dans la mesure de mes attributions et de mes mérites, de contribuer à votre réhabilitation. Avant cela, j'ai besoin de vous. Nous avons besoin de vous. Vous seul possèdez les qualités nécessaires à la résolution de notre problème. Le "glossolale", quel qu'il soit et malgré l'apparence de poésie qui s'en dégage, est un danger. Il en va de la stabilité de notre ordre. Vous seul savez de quoi il retourne et je tremble à l'idée que tout cela remonte aux oreilles de notre Bien-Aimé. Ce que je ne vous ai pas encore dit est que ce n'est pas seulement cet homme qui a ce type de si néfastes qualités, mais aussi ce chien qui l'accompagne. Et puis je dois vous dire encore, ce qui en est peut être une conséquence indirecte, que depuis peu un léger tumulte s'entend au pied des tours... Vous savez que, depuis longtemps déjà, une petite part de poussière et de gravats tombent dans les profondeurs, qui ne sont pas uniquement dû au travail normal de l'évolution. Nous savons de source certaine que certains hommes ont appris à s'en servir. Et s'il faut aussi dire que certains d'entre eux se montrent d'une habileté certaine, nous souhaitons qu'il ne s'agisse pas là d'un prélude à un nouveau soulèvement. Nous avons atteint le sommet de ce qui est matériellement accessible et nous constatons que malgré cela notre construction n'est pas finie. Avant qu'elle le soit, inexorablement, en accord avec les lois universelles qui nous gouvernent, ce qui s'est fait va se défaire. À nous de faire en sorte de freiner cette involution. Il faut que ceux qui tentent de nous en empêcher soient "punis infailliblement". Croyez-moi, Cher Joachim, il m'arrive bien souvent de penser à vous et si je suis triste de penser que ce que nous avons vécu ne puissent se réaliser à nouveau je me réjouis de ce que nous pourrions faire à nouveau.
Maladroitement, le temps presse...
Bien à vous
Isidore

mercredi 23 octobre 2024

 


« L'amitié est si étroitement liée à la définition de la philosophie que l'on peut dire que sans elle la philosophie ne serait pas possible. La relation intime entre amitié et philosophie est si profonde que celle-ci inclut le philos, l'ami, dans son nom même.

Or, comme il arrive souvent dans les cas de proximité excessive, la philosophie risque de ne pas pouvoir venir à bout de l'amitié. Dans le monde classique, cette promiscuité, et ce caractère presque consubstantiel de l'ami et du philosophe allait de soi, et c'est certainement dans une intention en un certain sens archaisante, qu'un philosophe contemporain a pu écrire - au moment de poser la question extrême: qu'est-ce que la philosophie? - qu'il s'agit là d'une question à traiter entre amis. En fait, aujourd'hui, la relation entre amitié et philosophie a été frappée de discrédit et c'est avec une espèce d'embarras et de mauvaise conscience que ceux qui font profession de philosopher tentent de régler leurs comptes avec ce partenaire incommode et, pour ainsi dire, clandestin de leur pensée.»

Giorgio Agamben, L’amitié, Rivages poches, p.7-8



" Cher Joachim,

C'est au nom de notre ancienne amitié que je me permet de vous écrire. Nous sommes dans une situation dont l'étrangeté est au moins l'équivalente au danger qu'elle représente pour nos institutions. Ce danger n'est pourtant pas perçu pour ce qu'il est. Il est, paradoxalement, heureux qu'il en soit ainsi. Je n'ose imaginer la panique qui pourrait résulter d'une juste et objective analyse de la situation. Un homme accompagné de son chien a pénétré dans l'enceinte sacrée et s'approche dangereusement de la clôture. Comment est-il arrivé? Nous ne le savons pas encore. Il a déjoué tous nos systèmes de surveillance. Il aurait profité pour cela d'une situation météorologique tout-à-fait exceptionnelle. De même, nous ne savons pas qui il est, mais il semble qu'il soit de la maison. Si ce que je pense et que je ne puis écrire s'avère exact, vous le connaissez mieux que nous. Enfin, je devrais dire que vous le connaissiez, car nos dossiers nous signalent qu'il est passé pour toujours de l'autre côté. Le plus inquiétant n'est pourtant pas ce qui résulte de cette 
situation embarrassante, il consiste dans le fait, connu de moi seul, que cet homme pratique couramment ce que certains appelleront sans aucun doute la "glossolalie". Vous imaginez, vous qui êtes le plus fidèle gardien de nos croyances, ce qui pourrait advenir si, par le plus funeste des hasards, notre peuple bien-aimé en venait à connaître ce miracle malfaisant. Cher Joachim, je dois reporter la suite de cette lettre à plus tard, de nouveaux faits me parviennent qui me demande une réelle et active participation."



mardi 22 octobre 2024

 

« Ici, ce n’est plus la puissance de voir qui est requise, il faut renoncer au domaine du visible et de l’invisible, à ce qui se représente fût-ce négativement. Entendre, seulement entendre.»
 
Samuel Beckett, Soubresauts, traduit de l’anglais par l’auteur, Minuit, 1989 

 

 



Dans les tréfonds de l'oreille, attentifs au monde, cliquètent et se heurtent de petits os, mécanique subtile et puissante qui amplifie et donne sens à ce qui se donne à voir avant que, de guerre lasse ils ne se figent à nouveau, laissant la place à ces visions qui sans cesse les réveillent.

 – C'est à se demander si l'on nous voit...
– Il faudrait pour cela que nous nous montrions et fassions de nombreux compromis. Il ne suffit point d'être là. 
– Peu importe la flamme et ce qu'elle éclaire, c'est le feu et ce qu'il dévore qui compte...
– Il me semble que je suis une sorte de navire flottant sur des eaux quelquefois tumultueuses et sur lesquelles, en surfant habilement, réunissant les mots épars, vous peinez à donner un sens, lequel vous donnerait le droit d'en être le capitaine...
– Nous ne sommes visibles qu'en certaines occasion, comme si deux images troubles se superposant peuvent par hasard donner une image plus nette. Souterrainement agit ce qui ne prend forme que dans les mots lorsqu'ils sont prononcés, alors, émergeant et se tournant vers le dehors, ils s'envolent et disparaissent pour revenir sous une autre forme.
 


lundi 21 octobre 2024


« La doctrine de l'apokatastase est exposée dans le De principis d'Origène: Toutes choses seront restaurées dans leur état originaire. L'histoire totale repliera en silence dans l'origine tout ce qu'elle déplia au cours des époques dans le sang qui a été versé et au cours des civilisations dans le langage qui a été exprimé.»



Pascal Quignard, Les Paradisiaques, Grasset, p.219


– Vous m’observez?

– Comme j’observe le monde… et vous pas plus que ce monde…

– Imagineriez-vous pouvoir me connaître mieux que moi-même?

– Je n’ai nul besoin d’imaginer…

– Vous m’observez…

– Nul besoin… tout comme notre maître… je suis en vous… Le monde que nous peinons à voir et comprendre sans l’aide des mots n’est pas celui des mots et pourtant le monde des mots en fait partie…


dimanche 20 octobre 2024

 


« Ce bruit de pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement rebondissant, ferrugineux, interminable, criard et frais de la petite sonnette qui m’annonçait qu’enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendais encore, je les entendais eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé. […]

Pour tâcher de l’entendre de plus près, c’est en moi-même que j’étais obligé de redescendre. C’est donc que ce tintement y était toujours et aussi, entre lui et l’instant présent, tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais pas que je portais. [...]
J’avais le vertige de voir au-dessous de moi et en moi pourtant, comme si j’avais des lieues de hauteur, tant d’années.»

Marcel Proust. Le Temps retrouvé




– Dites-moi, avez-vous déjà vu notre maître?
– C’est une bien étrange question… vous savez aussi bien que moi que nous avons, vous et moi, longuement parlé, passé beaucoup de temps ensemble…
– Vous ne répondez point à ma question. L’avez-vous vu… de vos yeux vu?
– Maintenant que vous me le dites… j’ai bien une image de lui… mais cette image est en moi… et je crois, cela m’effraie de le penser, je crois que ce dont vous faites l’hypothèse est vrai… je ne l’ai jamais vu… de mes yeux vu…
– Et moi de même… Je vous l’ai dit nous ne vivons pas dans le même monde…
– Cependant, excusez mon objection, je crois me souvenir de vous avoir entendu dire qu’il n’y aurait qu’un seul monde… Auriez-vous changé d’avis?
– C’est vrai… mais non, je n’ai point changé d’avis…
– Si cela est vrai il ne serait et nous ne ne serions pas dans un monde différent.
– C’est juste, mais il y a une infinité de façons de le voir… toutes partielles et fugaces, de plus il se pourrait que voir, au sens propre, ne puisse être  notre affaire…


samedi 19 octobre 2024

 
« Comme je l'avais annoncé sans grand mérite, et comme nous l'avons constamment vérifié sans grand effort, il n’existe pas de transposition innocente, je veux dire: qui ne modifie d'une manière ou d'une autre la signification de son hypotexte. Reste que, pour la traduction, la versification et la plupart des transpositions «formelles» que nous venons d'évoquer, ces modifications sémantiques sont généralement involontaires et subies, de l'ordre de l'effet pervers plutôt que de la visée intentionnelle. Un traducteur, un versificateur, l'auteur d'un résumé ne se propose que de dire «la même chose» que son hypotexte dans une autre langue, en vers, ou en plus bref: ce sont donc là des transpositions en principe purement formelles. Dans les diverses formes d'augmentation en revanche, ou dans la transfocalisation, la visée elle-même apparaît plus complexe, ou plus ambitieuse, puisque nul ne peut se flatter d'allonger un texte sans y ajouter du texte, et donc du sens, ni de raconter «la même histoire» selon un autre point de vue sans en modifier, pour le moins, la résonance psychologique. De telles pratiques relèvent donc au moins partiellement de la transposition au sens le plus fort, ou transposition ouvertement) thématique, que nous allons maintenant considérer pour elle-même, dans des opérations dont elle constituera la visée essentielle et l'effet dominant.»


Gérard Genette, Palimpsestes, Points








– J’espère que nous ne sommes point comme ces souris auxquelles on installe des électrodes et qui doivent trouver leur chemin dans un labyrinthe.
– Sauf si…
– Dites-moi…
– Sauf si ce labyrinthe était le cerveau même de notre maître.
– Si c’était le cas, qu’aurions-nous à gagner en sortant du cerveau de notre maître?
– En soi et hors de soi, telle est la situation de notre maître…
– Et telle est la nôtre!
– Vous oubliez que lui et nous sommes différents!
– C’est là qu’il se pourrait que vous vous trompiez quelque peu.
Quelque peu ne veut rien dire! Soit c’est faux, soit c’est vrai!
– C’est une conception très étroite de la vérité et justement c’est contre cette étroitesse que lutte notre maître… 
– C’est ce que vous supposez…
– Non, il lui est arrivé à de nombreuses reprises de me le répéter, en prenant bien soin, sans le modifier totalement, sans rien ajouter, d’introduire de légères variations, différents points de vue, à chaque fois…



vendredi 18 octobre 2024

 
« Il faut accepter de voir le passé plus mouvant que le présent et plus incertain que l'avenir.
– Où es-tu, printemps?
– Nous ne savons. »

Pascal Quignard, Les Paradisiaques, Grasset, p.198
 

 
– Comment se fait-il que ce soit toujours moi qui pose les questions?
– Cela fait partie du jeu.
– Et quel serait ce jeu?
– Pour le savoir il faudrait pouvoir en sortir.
– Comment cela?
– Pour bien observer quelque chose il vaut être à l'extérieur de cette chose... or nous ne pouvons sortir du jeu...
– À moins que... si j'en crois ce que vous m'avez dit...
– Que vous ais-je dit qui vous permette de spéculer aussi hardiment?
– Vous m'avez dit que notre maître était en nous-même comme nous-même sommes à l'intérieur de lui!
– Et alors?
– Cela devrait, si je comprends bien… et qu’il y ait une grande part d’incertitude, nous donner quelque possibilité...
– Je crains que vous ne mélangiez fiction et réalité…



jeudi 17 octobre 2024

 

« Il est exact que l'image interne que nous avons de nous-même, au fur et à mesure que notre corps vieillit, s'éloigne du reflet que nous répercutons sur la surface des vitrines sombres ou des glaces des voitures garées.»

Pascal Quignard, Les Paradisiaques, Grasset




Rien n'était reconnaissable. Dans la nuit ma main se tendait et j'avais l'impression de toucher l'horizon. À peine je bougeais que ma tête bourdonnante se mettait à tourner sas fin. Tout prenait des proportions invraisemblables. 
– …vous tombiez sans arrêt et il vous était impossible de rester dans un quelconque position.
– Comment avez-vous deviné?
– Je ne devine rien… je sais…
– Mais comment pouvez-vous savoir?
– Nous vieillissons… et il serait temps que vous compreniez…
– Que devrais-je savoir?
– Je ne sais si c’est à moi de vous le dire…
– Qui d’autre?
– L’enfant Lune… Pinocchio l’Autre… Don Carotte…
– Que viennent-ils faire ici et qu’ont-ils à voir avec ce dont vous me parlez?
– Tout!
– Laissez-moi deviner…
– Avant cela…
– Vous m’avez interrompu! 
– Laissez-moi continuer…
Si par suite d’une énième chute ou d’épuisement vous vous retrouviez allongé sur le sol il vous était impossible d’y séjourner
Je dois vous l’avouer… je ne comprends rien à ceci et je ne sais ce que vous avez voulu dire mais je sais que c’est ceci que vous aviez en tête et que vous alliez prononcer…
– Pardonnez ma perplexité, encore une fois, comment pourriez-vous le savoir?


mercredi 16 octobre 2024


« Nous sommes comme des personnages dessinés dans un carré, sur une feuille de papier. Nous ne pouvons dépasser ses lignes noires et nous nous épuisons à fouiller des dizaines et des centaines de fois chaque recoin du carré en espérant y trouver une fissure. Jusqu'au jour où l'un d'entre nous comprend soudain, lui qui a été destiné à comprendre, qu'il n'est pas possible de s'évader de la surface de la feuille de papier. Que la sortie, large et facile, est perpendiculaire à la feuille, dans l'encore inconcevable troisième dimension. Alors, provoquant la stupeur de ceux qui sont restés entre les quatre lignes à l'encre noire, l'élu brise sa chrysalide, déploie des ailes énormes et s'élève aisément, projetant son ombre sur son monde antérieur.»

Mircea Cartarescu, Solénoïde, Points, p.125



– Dites-moi… à propos de ce que vous disiez hier…
– Que vous disais-je?
– Vous me parliez du fait que bien peu vous écoutaient encore…
– Vous vous trompez, bien peu de monde nous écoute encore…
– Ne trouvez-vous point que votre attitude d’hier était quelque peu enfantine… et même infantile?
– Que voulez-vous dire?
– Pourquoi quoi voudriez-vous plus de monde à votre… ou à notre écoute… n’est-ce point suffisant que nous nous écoutions l’un l’autre?
– Laissez moi revenir légèrement en arrière… vous venez de dire, implicitement, que j’avais agi “comme un enfant ”
– C’est cela.
– Vous parliez bien d’un enfant humain?
– C’était façon de parler!
– Je crois qu’il s’agit de plus que cela… et finalement je crois aussi que vous avez raison… je crois que nous avons réussi… jusqu’à un certain point…
– Et quelle serait cette réussite?
– Devenir tels des humains!
– Je n’en suis pas très sûr et, si cela était, je doute que cela soit pour le meilleur…
– Je crois que vous oubliez qui et ce que nous sommes…
– Nous ne sommes que des images!



mardi 15 octobre 2024



« L'histoire de ma vie, telle que je voudrais la commencer aujourd'hui, est l'histoire d'un anonyme.
C'est justement pourquoi elle doit être écrite, car si je ne l'écris pas, alors que je suis le seul pour qui elle signifie quelque chose, personne ne l'écrira. Je ne l'écris pas pour la lire, moi son seul lecteur, un de ces jours au coin du feu et passer ainsi quelques heures dans l'oubli de moi-même, mais je la lis en même temps que je l'écris pour tenter de la comprendre. Je serai l'unique écrivain-lecteur de cette histoire dont le sens, je l'écris pour la dixième fois, est non esthétique et non littéraire. Je n'ai d'autre prétention que d'être le scripteur-lecteur-viveur de ma vie.»

Mircea Cartarescu, Solénoïde, Points

 
 
 

– Je vous trouve bien silencieux.
– Je n’ai rien à dire.
– Quelle en serait la raison?
– Précisément, il n’y en a point.
– Se pourrait-il que vous soyez pour le moins contrarié…
– Je ne peux vous le dire…
– Pour quelle raison?
– Je ne peux pas plus vous le dire… et si vous voulez vraiment le savoir…
– Bien sûr que j’aimerais le savoir.
– Plus personne… enfin… presque plus personne ne nous écoute…
– Nous ne pouvons rien faire… 
– Sinon nous taire… ou bavarder entre nous… ou… 
– Je vous écoute…




lundi 14 octobre 2024

 

« Où maintenant? Quand maintenant? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser. Appeler ça des questions, des hypothèses. Aller de l'avant, appeler ça aller, appeler ça de l'avant.
Se peut-il qu'un jour, premier pas va, j'y sois simplement resté, où, au lieu de sortir, selon une vieille habitude, passer jour et nuit aussi loin que possible de chez moi, ce n'était pas loin. Cela a pu commencer ainsi. Je ne me poserai plus de question. On croit seulement se reposer, afin de mieux agir par la suite, ou sans arrière-pensée, et voilà qu'en très peu de temps on est dans l'impossibilité de plus jamais rien faire. Peu importe comment cela s'est produit. Cela, dire cela, sans savoir quoi. Peut-être n'ai-je fait qu'entériner un vieil état de fait. Mais je n'ai rien fait. J'ai l'air de parler, ce n'est pas moi, de moi, ce n'est pas de moi. Ces quelques généralisations pour commencer. Comment taire, comment vais-je taire, que dois-je faire, dans la situation ou je suis, comment procéder? Par pure aporie ou bien par affirmations et négations infirmées au fur et à mesure, ou tôt ou tard. Cela d'une façon générale. Il doit y avoir d'autres biais. Sinon ce serait à désespérer de tout. Mais c'est à désespérer de tout. À remarquer, avant d'aller plus loin, de l'avant, que je dis aporie sans savoir ce que ça veut dire. Peut-on être éphectique autrement qu'à son insu ? Je ne sais pas. Les oui et non, c'est autre chose, ils me reviendront à mesure que je progresserai, et la façon de chier dessus, tôt ou tard, comme un oiseau, sans en oublier un seul. On dit ça. Le fait semble être, si dans la situation où je suis on peut parler de faits, non seulement que je vais avoir à parler de choses dont je ne peux parler, mais encore, ce qui est encore plus intéressant, que je, ce qui est encore plus intéressant, que je, je ne sais plus, ça ne fait rien. Cependant je suis obligé de parler. Je ne me tairai jamais.»

Mircea Cartarescu, Solénoïde, Points
 



C’était il y a fort longtemps, mais cela est sans importance… cette nuit-là je fis un rêve inquiétant… Je marchais en plein ciel… Lorsque je me réveillais, tout avait changé. Il me semblait que j'avais grandi et que le monde s'éloignait. Le vent des sommets fouettait mon visage. Tout en bas, l'eau, nimbée de lumière, dansait. Je mis longtemps avant de commencer à comprendre. Au début, ce fut extrêmement difficile de discerner le moindre détail ou le plus petit repère de ce que je voyais comme un nouveau monde. C’était, au sens strict, épouvantable. Rien n'était stable. Je tanguais constamment. La lumière dansante me rendait malade. Le peu que je voyais était trouble. J'avais le mal de mer.





dimanche 13 octobre 2024

(Français) L’air du monde

 

« Sur les premières eaux Il posa Ses deux pieds. Aux êtres d’ici-bas Il offrit l’air du monde. Il fit le ciel puissant et sans cesse mouvant, Il voulut que la terre obéisse à Ses lois et déploya sur elle une voûte semblable à une tente bleue sans cordes ni piquets. En six jours et deux lettres entre toutes sacrées Il pétrit les neuf cieux avec les sept planètes. Comme Il aurait lancé mille dés hasardeux sur la table des nuits, de son gobelet d’or roulèrent mille étoiles.»

 
La conférence des oiseaux, Farîd-ud-dîn'Attâr, adaptation de Henri Gouguaud
 
 

Maintenant que j’avais, me semblait-il, vaincu l’immobilisme supposé de la matière, sollicité les sens tout en appelant à les dépasser, voilà ce à quoi je me disposais… mais chacun le sait à sa façon c’est plus difficile à faire que de le dire… Pourtant il me semblait aussi que, d’un autre côté, celui où l’immense, mystérieuse, obscure, inconnue et secrète disposition de l’esprit prend littéralement forme, rien de tout cela ne m’était étranger.

 

(English version) The air of the world

May the reader forgive me for the almost automatic translation, but the level of my knowledge of English does not allow me to do without it.


"On the first waters He placed His two feet. To the beings of this world He offered the air of the world. He made the sky powerful and constantly moving, He wanted the earth to obey His laws and spread over it a vault similar to a blue tent without ropes or stakes. In six days and two letters among all sacred He kneaded the nine heavens with the seven planets. As He would have thrown a thousand risky dice on the table of nights, from His golden goblet rolled a thousand stars."

 
La conférence des oiseaux, Farîd-ud-dîn'Attâr, adaptation de Henri Gouguaud
 
 
 
Now that I had, it seemed to me, conquered the supposed immobility of matter, solicited the senses while calling to surpass them, this is what I was ready for… but everyone knows in their own way that it is more difficult to do than to say it… Yet it also seemed to me that, on the other hand, the one where the immense, mysterious, obscure, unknown and secret disposition of the mind literally takes form, none of this was foreign to me.

 

samedi 12 octobre 2024

English version

 
 
"A good reader is not one who anticipates the fate of the protagonists, but one who shares it."

Ercan Y Yilmaz
 
 


 

Well before nightfall I could barely see the edge of the road. The eyes of the donkeys in the team came to mind. They too could hardly see anything, their eyes were hidden by black blinders... And yet I could feel them, without seeing them, it was in their tracks that I walked...
I had found... in fact it would be more accurate to say that I had come across one of their corpses...
Having made the effort to overcome my fear, delicately, although with disgust, I separated the skin from the bones of the skull. It seemed not to have suffered. As it dried, it grew in volume and began to shine. I stroked it. It was extremely soft. I couldn't help but lift it. I adjusted its ears and reshaped its face. In no time at all, I had in my hands a real donkey's head. It seemed so alive. All it lacked was its eyes. I don’t know where what I heard then came from:
“Put it on your head!”
I was trembling a little. I was afraid. Afraid of what, I didn’t know. Maybe of the smell, but above all I was afraid of getting lost in the disturbing shadow of a corpse. After all, I was holding a piece of a corpse in my hands…
I was wrong. The mask didn’t smell of anything. A long stay in the pure waters of the torrent had completely cleaned it and the burning sun had tanned it. It was a miracle that the hair, once dried and unstuck by the wind, was still so silky. And when I entered I immediately felt a presence penetrate me without me being able to know what it was... except that it was hostile and foreign...

 


« Un bon lecteur n'est pas celui qui anticipe le destin des protagonistes, mais celui qui le partage.»

Ercan Y Yilmaz

 

 
Bien avant la tombée de la nuit j’arrivais à peine à distinguer le bord du chemin. Me vinrent à la mémoire les yeux des ânes de l'attelage. Eux  aussi ne voyaient presque rien, ils avaient les yeux masqués par les œillères noires... Et pourtant je pouvais les sentir, sans les voir, c'est sur leurs traces que je marche...
J’avais retrouvé… en fait il serait plus exact de dire que j’étais tombé sur un de leurs cadavres…
Ayant fait l’effort de surmonter mon effroi, délicatement, bien qu’avec dégoût, je séparais la peau des os du crâne. Elle semblait ne pas avoir souffert. En séchant, elle prit du volume et se mit à briller. Je la caressais. Elle était d’une douceur extrême. Je ne pus m’empêcher de la soulever. J’ajustais ses oreilles et remodelais son visage. En un rien de temps, j’avais entre les mains une vraie tête d’âne. Elle semblait si vivante. Seul lui manquait le regard. Je ne sais d’où provenait ce que j’entendis alors:
– Met la sur ta tête !
Je tremblais un peu. J’avais peur. peur de quoi, je ne le savais point. Peut-être de l’odeur, mais surtout j’avais peur de me perdre dans l’ombre inquiétante d’une dépouille. Après tout, je tenais entre mes mains un morceau de cadavre…
Je me trompais. Le masque ne sentait rien. Un long séjour dans les eaux pures du torrent l’avait complètement nettoyé et le soleil brûlant l’avait tanné. C’était miracle que le poil, une fois séché et décollé par le vent fut encore si soyeux. Et quand j’y entrais je sentis immédiatement une présence me pénétrer moi sans que je puisse savoir de quoi il retournait… si ce n’est qu’elle était hostile et étrangère…

 

 

 

vendredi 11 octobre 2024

 


This is how the many adventures that follow one another lead Pinocchio the Other and the voice that constantly follows him and speaks in his place, with whom he tries to dialogue without it paying him any attention, to no longer dare to believe the obvious.

 
 
– What is real? Is it the visible, an eloquent palimpsest, or is it the invisible, that which can never be covered?
– Is it the dream?
– Is it the evidence of the puppet play operated by the puppeteer?
– Are they the marks of some on others?
Pinocchio the Other plays at the fact that there is no longer a border between the imaginary and reality, between the real and its shadows which would be the truth.
– Feeling exists only in the form of the dynamism by which the living overcomes this limit…
– The real is a totality which constitutes itself in and as its own limitation.
They speak to each other as if they were one and the same person…
Each adventure of Pinocchio, as for Don Carrot, marks a limitation of the totality to which it refers, insofar as he surpasses it towards another experience. They would like to exceed each experience.
– Such is the philosophical life:
Wandering from one experience to another, passing from one question to another.

– Come quickly, Daemon, and look carefully at what you are going to see, because you will not believe it

Returning from the unheard and never seen depths of the red cave, he struggles to remember. He has barely come out when a slow and progressive melancholy spreads in him… He forgets…
– I do not know where I come from… my memory is like an hourglass that is emptying…