Cher Joachim,
Si votre silence est inquiétant ce n'est pas parce qu'il me surprend. Votre capacité de silence, tout comme votre sens de la mise en scène, était déjà connue lorsque vous étiez encore parmi nous. Ce qui me surprend est une impression très étrange, dont je ne saurais essayer de la comprendre, mais qui fait qu’il me semble entendre vos réponses. J’ai l’impression de vous voir, sans effort, dans votre refuge, dans ce que vous appeliez "le sanctuaire", un lieu simple, farouche et sauvage où la pierre ne serait sculptée que par l'eau et le vent, bien loin de nos sages et parlantes images. Il se peut que dans votre docte folie, vous ayez eu raison, mais cette raison n'est en aucun cas applicable à la masse, vous le savez bien. Près de moi, séparés d'une simple porte entrouverte, nos doctes et sages Ministres parlent sans fin et là-bas l'homme et son chien murmurent de plus en plus fort. Je le sais, car lorsqu'il fut minuit et que la cité était endormie, hier, profitant des largesses de ma haute fonction, je me suis remis à longer les chemins de rondes. Ces longues années n'ont pas réussi à endormir les frissonnements de l'oreille et bien que nous vivions à l'opposé du couchant, bien loin du lieu où l'homme et son chien tracent leur chemin interdit, et bien que le ciel fut lourdement chargé à l'horizon j'ai perçu comme un imperceptible dialogue venu du pied de la Grande Tour dans laquelle vit celui que vous savez... Il faut que je vous dise, cher Joachim, tout le bien que cela me fit. Il me semblait rajeunir à chaque pas que je faisais. Même si je ne suis pas allé bien loin, il me semble que j'ai franchi une sorte de barrière dont je ne sais où elle mène sauf que, incontestablement, elle me rapproche de vous. Je vous l'ai dit, j'ai une sorte de sentiment bizarre qui m'envahit et que je pourrais sans doute qualifier de mystérieux. Il me semble que votre silence n'en est pas vraiment un et je me demande si mes pensées sont vraiment miennes... Je ne comprenais pas et je ne comprends toujours pas comment mes lettres vous parviennent, si tant est qu'elles vous parviennent. Je me contente de les déposer là où nous l'avions convenu. Je n'en ai aucune preuve matérielle que vous les receviez et pourtant j'en ai comme une certitude. D'où me vient-elle ? Je ne le sais. Ce que je sais, par contre, c'est que monte en moi la nécessité de le savoir. Une sorte de doute m'envahit qui me pousse à savoir. C'est nouveau pour moi. Jusqu'alors je me suis largement contenté du vaste savoir que vous m'avez inculqué et je ne me suis jamais laissé aller à manquer de mesure. Je vous laisse juge de cette infirmité. Vous savez mieux que moi où cela mène et c'est ce qui me pousse à ne pas lutter contre cette poussée. Il me semble qu'elle ne peut que me mener jusqu'à vous. J'espère simplement que cela ne me mènera pas aux extrémités que vous avez si rigoureusement appliquées à vous même... Rien que d'y penser, j'en ai froid dans le dos.
Le temps presse Joachim...
Votre Isidor
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