"Cher Joachim,
Je ne me rendais pas comptes à quel point j'avais changé. Cela fait maintenant plusieurs jours que je me promène au cœur de la nuit et que je me rends aux pieds des colonnes. Chaque voyage m'apporte quelque chose de différent. Ce dont je ne me doutais guère c'est que mon comportement ne pouvait passer inaperçu. Il faut dire que ce que je croyais être une bonne couverture, l'élection d'un nouveau Maître remplaçant Notre Bienheureux Oncle de la Nation numéro Sept, Chevalier de la Bourse du Grand Savoir, qui a pris ses quartiers au Levant, ne l'est nullement. La noble assemblée qui débat au sujet de la "glossolalie" s'est mise à m'observer avec une attention des plus soutenue, et cela non dans le but de déceler un comportement inadéquat de ma part, ce qu'ils ne soupçonnaient pas du tout, mais pour obtenir des renseignements sur ce que je pensais de l'une ou l'autre des propositions qui étaient exposées. Chacun essayant d'extrapoler mes réponses ou mes attitudes. C'est ainsi que l'un d'eux, par le plus grand des hasards, a découvert mes arrivées tardives et surtout le fait que ce que je disais n'était pas exactement ce qu'il était attendu que je dise. Je ne m'en rendais pas compte du tout du fait que je parlais, ou plutôt que je pensais à haute voix. Ainsi ce que je pensais, qui eut du rester secret, se mêlait à ce que je disais. Cela eut pour résultat quelque chose de vraiment surprenant. Ce mélange de morceaux de discours fort aux origines différentes produisait à mon insu un langage que personne ne comprenait fut très vite identifié comme un exemple parfait de "glossolalie" et Dieu seul sait ce qui allait se passer quand l'un des membre du groupe candidat eut l'idée géniale de penser et de s’exclamer que je parlais une langue fort méconnue et pourtant essentielle, celle que l'on nomme la langue des oiseaux. Il n'en fallu pas plus pour que ma situation se dégrade fort rapidement. Je suis devenu un vrai sujet d'étude que l'on étudie et observe sans répit. Je ne vous surprendrais point en vous disant que qu’ils sont devenus soupçonneux. C'est peut-être la dernière lettre que je puis vous envoyer. En tous cas, pour le moins, ceci aura pour effet que pendant quelques temps vous n'aurez plus de mes nouvelles et pour ma part cela me permettra de mettre un peu d'ordre dans mes pensées qui en ont le plus grand besoin. Il faut que je me prépare à répondre aux questions du "Conseil". Ce ne sera pas chose facile, vous le savez mieux que moi.
Et lorsque j'y réfléchis, "loin de trouver en moi les torrents d'une riche élocution, j'y trouve à peine de modiques ruisseaux, je devrais dire une source si faible qu'elle ne donne que goutte à goutte, n'ai-je pas lieu d'appréhender que la frayeur ne les tarisse et ne laisse entièrement à sec mon génie troublé, qu'enfin je n'éprouve ce qui nous arrive tous les jours? Et que nous arrive-t-il? Ce que nous tenons dans la main, ce que nous serrons dans les doigts, nous échappe lorsque nous sommes effrayés, parce que la peur qui relâche nos nerfs, ôte à notre corps toute sa force." *
C'est exactement ce que j'ai vu dans l'esprit du vieillard aveugle dont je vous parlais hier.
Je crois qu'il est grand temps que je vous dise que je crois bien vous avoir croisé il y a peu... Le hasard encore une fois... peut-être."
* Premier discours de Saint Jean Chrisostome
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