lundi 31 mars 2025

 
 
“ Comment l’homme moderne, dont le monde est menacé par le chaos, peut-il faire autre chose que donner forme au chaos? C’est lorsque le chaos est circonscrit que ce qui gît derrière lui peut émerger, et la graine du chaos est peut-être plus précieuse que tout autre fruit.»

Erich Neumann“« Rencontres et partis pris », p. 129
 
 

 
Le volcan, vu de loin, ne faisait qu'émerger. Ce n’était pas encore une colère, pas encore l’irruption d’une puissance souterraine décidée à fendre le monde, mais déjà, il semblait exhaler sa respiration brûlante, comme un géant reclus qui, sous ses paupières de basalte, ouvre lentement les yeux. L’air était lourd d’un pressentiment ancien, une attente suspendue dans les cendres qui tombaient en flocons sombres sur la roche durcie.
Lucien avançait avec précaution, posant ses bottes sur cette terre criblée de failles où la chaleur affleurait sous la croûte du monde. Outre le fait qu’il se soit engagé à compléter la rédaction du rapport, il était aussi venu pour comprendre, pour écrire, pour transcrire ce qui, au premier regard, semblait insaisissable: la naissance d’une île, l’érection d’une matière nouvelle au sein du grand chaos des éléments, sans compter la possible rencontre avec des personnages bien étranges dont, au fond de lui, il doutait de leur existence. Pourtant, il se tenait là, non plus en savant mais en intrus, et il le savait.
Et c’est alors seulement qu’il le vit.
Un chien. Un simple chien qui le suivait depuis qu’il avait posé une pied sur l’archipel.
Il aurait dû s’étonner, s’interroger sur la présence d’un tel animal en ces contrées brûlantes et désertées, où nulle empreinte de vie ne subsistait en dehors des fougères carbonisées et des insectes fous cherchant à fuir l’inévitable. Mais non, Lucien fut avant tout ravi. Ravissement enfantin, presque absurde, face à ce petit miracle d’innocence en pleine désolation.
Le chien était d’un bleu céruléen, un bleu éclatant sous les reflets rougeoyants du ciel fendu par la fumée volcanique. Ses pattes fines semblaient à peine effleurer le sol, comme s’il ne lui appartenait pas tout à fait. Et ses yeux… Ils étaient d’une intelligence aiguë, non pas celle d’un animal, mais d’un être qui attend.
Lucien s’arrêta, et dans cette immobilité soudaine, quelque chose bascula.
Le chien leva la tête vers lui, et une voix se fit entendre. Non pas un aboiement, non pas le cri d’une bête, mais une parole. Une voix qui ne venait ni du ciel ni de la terre, mais qui résonnait avec une limpidité presque insoutenable.
— Dites-moi, professeur, maintenant que nous avons le plaisir de nous être rencontrés, au-delà du fait que vous vous trompez à mon sujet et au-delà de votre rapport dont nous ne connaissons que l’ébauche, pourriez-vous me dire le pourquoi profond de votre venue ?
Lucien sentit son corps se contracter, une crispation infime mais réelle. Il n’était pas un homme à se laisser troubler facilement. Des années de recherche, de lectures et de terrains hostiles avaient aiguisé en lui une patience froide face aux anomalies du monde. Mais ceci… Ceci n’était pas une anomalie. C’était un gouffre.
La raison hésite, face au surgissement de l’étrange. Elle cherche d’abord une explication simple, un artifice du vent, un tour de la fatigue, un écho déformé. Mais l’illusion s’effondre lorsque l’étrange persiste, lorsque son évidence devient insupportable.
Lucien chercha, un instant, à s’ancrer dans la rationalité : peut-être avait-il mal entendu ? Peut-être cette parole était-elle un murmure surgissant du volcan lui-même, une hallucination sonore née des vapeurs et du stress ?
Mais non.
Le chien — ou ce qu’il croyait être un chien — continuait de le fixer, avec cette patience insoutenable qui appartenait aux choses qui ne doutent jamais.
Il pouvait fuir. Il pouvait détourner les yeux et continuer son chemin, s’accrocher à son rôle d’homme de science et balayer d’un revers de pensée ce qui venait de se produire. Mais il ne le fit pas.
Il fit ce que font ceux qui se savent déjà piégés: il répondit.
– Quelle pourrait être cette erreur dont vous faites état? demanda-t-il, avec une prudence qui trahissait son désarroi.
Le chien ne cligna même pas des yeux.
– Premièrement, professeur, je ne suis pas le petit chien bleu dont vous parlez dans votre rapport... et mon nom n’est pas Damon.

dimanche 30 mars 2025

 
645

« Pendant un moment, j'ai voulu... » C'est-à-dire que j'ai eu un sentiment déterminé, une expérience interne, et que je m'en souviens. Et maintenant, souviens-t'en de façon vraiment précise ! Alors, l'"expérience interne" du vouloir semble disparaître à nouveau. A sa place, on se souvient de pensées, de sentiments, de mouvements, et aussi de leurs rapports à des situations antérieures.
C'est comme si l'on avait modifié le réglage d'un microscope, et que l'on n'ait pas vu auparavant ce qui se trouve maintenant en son foyer.»

Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, tel Gallimard, p.233
 

 
 La rencontre de Damon et de Lucien, par un heureux hasard... eut lieu au moment même où, une fois de plus, le volcan fit son apparition. Il se pourrait que le choc de cette apparition ait ouvert une porte dans l'esprit quelque peu borné du psychologue... Telle du moins la pensée de Damon

Lucien, contemplant les lieux, se souvient des paroles de Walid...

Voyez comme la magie opère,

Il a suffi qu’une aile légère

Effleure nos fronts, à peine un soupir,

Pour qu’un autre monde vienne s’ouvrir.
 
Résonance
« Le son est régi par la résonance, un phénomène qui façonne la réalité à tous les niveaux - déterminant l'existence de particules subatomiques, le processus qui crée les atomes de la vie, les orbites des lunes et la course des marées.
La résonance, explique le physicien Ben Brubaker, se produit lorsqu'un objet est soumis à une force oscillante proche de l'une de ses fréquences « naturelles » ou résonnantes. Un exemple simple est une balançoire de terrain de jeu. Appuyez dessus au bon moment et le swing s’étendra plus haut - avec un peu de chance, ce qui suscitera des whoops de plaisir de la part d'un enfant sur la balançoire. Mais quelle que soit la force que vous poussez, le swing, qui est en fait un pendule, résistera à la variation de sa fréquence naturelle.
La compréhension de la résonance en tant que partie intégrante du cosmos doit beaucoup à Erwin Schrödinger. En 1925, dix ans avant qu'il ne formule une expérience de pensée pour illustrer l'énigme de la superposition quantique, dans laquelle un chat dans une boîte est en quelque sorte à la fois vivant et mort en même temps, Schrödinger a dérivé une équation pour décrire le comportement de l'atome d'hydrogène auquel les solutions sont des ondes oscillant à un ensemble de fréquences naturelles. Cette équation ressemble beaucoup à celles qui décrivent l'acoustique d'un instrument de musique.»


Casper Henderson, À boom of noises, Notes on the Auraculous, Granta
 



– Puis-je vous demander qui vous êtes… ou bien… oui… ce doit être vous, vous seriez l’homme qui a rédigé le rapport… Lucien de votre prénom… est-ce exact? Vous ne répondez point. Se pourrait il qu’il ignore ma présence? Vous êtes fasciné par la course des vagues qui viennent se fracasser à vos pieds... Vous me semblez être tout autant absent que présent… ce qui m’amène à penser… Dois-je lui dire ce que je pense? Il pourrait penser à son tour… que dis-je! Il pense déjà… Mais à quoi penses-t’il? Est-il encore en train de rédiger un futur rapport… ou un complément à celui-ci…





samedi 29 mars 2025


«  Pendant les deux à trois cent mille premières années après le Big Bang, l'univers en expansion rapide a résonné comme s'il était rempli d'innombrables cloches cosmiques.
Le son est une onde de pression dans un milieu, et plus le milieu est dense, plus il se déplace rapidement. L'univers de ces premiers millénaires était si dense qu'il a piégé la lumière, mais le son était capable de la traverser librement à des vitesses massivement plus rapides qu'il ne le fait à travers l'atmosphère sur Terre aujourd'hui.
Au fur et à mesure que tout se refroidissait et que les atomes se formaient, l'univers devenait transparent et la lumière a également pu voyager. Le son avait concentré la matière le long de ses fronts d'ondes, puis, alors que l'univers continuait à s'étendre, la résonance s'est déplacée en ondes concentriques, comme les ondulations à la surface d'un étang après qu'une poignée de gravier y ait été jetée.
Les pics de vagues sont devenus des foyers pour ce qui est devenu plus tard des galaxies.
L'univers que nous voyons est un écho de ces premières années, et les vagues nous aident à mesurer la taille de l'univers. Les derniers carillons du Big Bang de plus en plus silencieux et plus profonds à mesure que l'univers s'étend.
Mais si, comme le soutiennent certains cosmologues, notre univers n'est qu'un dans une série infinie, les cloches cosmiques ont sonné plusieurs fois avant que notre univers ne commence et le feront à nouveau après sa fin.»

Casper Henderson, À boom of noises, Notes on the Auraculous, Granta






– Que viennent faire ici ces décors d’un autre monde?
– Notre univers, loin d’être isolé, s’intègre et quelque fois se confond avec d’autres….

vendredi 28 mars 2025

 « Il me fallut alors penser que peut-être elle avait accompli cette démarche, non pas en l'accomplissant, mais parce qu'elle s'était refusée à l'accomplir. C'est ainsi qu'elle avait appris des choses qu'elle n'aurait pas apprises en allant jusqu'au bout, comme le mouvement naturel qui était le sien aurait dû l'y porter.

Maurice Blanchot, Le dernier homme, Gallimard



– Il y a ici de nombreuses traces qui me donnent à penser…
– À quoi pensez-vous?
– Il me semble qu’il y a peu… ce lieu était le décor d’une autre histoire…
– Cela peut se dire de tout lieu…
– Dites-moi, ce que notre maître nous a transmis dépasse-t'il le simple apprentissage du fait de parler?
– Je ne suis pas sûr du sens de votre question...
– Elle est simple pourtant... Quand nous apprenons à parler, il me semble que n'apprenons pas seulement à répéter... très vite vient la question du sens ou de l'effet...
– L'effet surtout... avant le sens.
– Quels effets? 
– L'effet ou les effets qu'ont nos paroles sur la personne à qui nous nous adressons?
– Ces effets dépendent-ils uniquement des mots que nous répétons?
– Pas seulement, une grande partie dépend du comment nous les prononçons... et de comment ceux qui nous écoutent perçoivent ce que nous disons…
– Les jeunes apprentis que nous sommes peuvent-ils échapper à l'absolue singularité du sens donné par notre maître? Ou bien, au contraire, sans que nous n'ayons d'efforts particuliers à produire, de fait cela se fait tout seul...
– Aussi parfaite que puisse être notre imitation nous y ajoutons toujours quelque chose de particulier...


jeudi 27 mars 2025

 

"Les  hommes  les  plus  heureusement  placés  qui voient parfois leurs opinions disputées, et qui ne sont pas complètement inaccoutumés à être corrigés lorsqu’ils ont tort, n'accordent cette même confiance illimitée qu'aux opinions qu'ils partagent avec leur  entourage, ou avec ceux envers qui ils défèrent habituellement; car moins un homme fait confiance à son jugement solitaire, plus il s'en remet implicitement à l'infaillibilité «du monde» en général. Et le monde, pour chaque individu, signifie la partie du monde avec laquelle il est en contact: son parti, sa secte, son Église, sa classe sociale. En comparaison, on trouvera à un homme l'esprit large et libéral s'il étend le terme de «monde» à son pays ou son époque. Et sa foi dans cette autorité collective ne sera nullement ébranlée quoiqu'il sache que d'autres siècles, d'autres  pays, d'autres sectes, d'autres Églises, d'autres partis ont pensé et pensent encore exactement le contraire. Il délègue a son propre monde la responsabilité d'avoir raison face aux mondes dissidents des autres hommes, et jamais il ne s'inquiète de ce que c'est un pur hasard qui a décidé lequel de ces nombreux mondes serait l'objet de sa  confiance, et de ce que les causes qui font de lui un anglican à Londres sont les mêmes qui en auraient fait un bouddhiste ou confucianiste à Pékin. Cependant il est évident, comme pourraient le prouver une infinité d'exemples, que les époques ne sont pas plus infaillibles que les individus, chaque époque ayant professé nombre d'opinions que les époques suivantes ont  estimées non seulement  fausses, mais absurdes. De même il est certain que nombre d'opinions aujourd'hui répandues seront rejetées par les époques futures, comme l'époque actuelle rejette nombre d'opinions autrefois répandues."

De la liberté,John Stuart Mill
Extraits du chapitre II



– La seule et unique certitude que nous puissions avoir est que ce que nous faisons dans le présent est immédiatement du passé...
– Vous savez, pour moi, le passé est une entité monstrueuse, une structure complexe faite de digressions et d'infinis récits enchâssés venus de partout et de nul part, venant constamment perturber le cours du récit, qui, lui, tente de suivre le vagabondage et le bavardage des deux comparses que nous sommes devenus…
– Dans notre esprit?
– … ou dans celui de notre maître... 
– En êtes-vous bien sûr?
– Aussi sûrement qu’il est vrai que nous sommes ici et maintenant…
– Alors, vous allez pouvoir me dire où nous sommes!

« Dans L'interprétation des rêves, en 1900, ces phénomènes d'altérations, de métamorphoses et d'inactualités auront été observés à longueur de pages. La scène de rêve, écrit Freud à un moment, «est en mesure de passer souverainement outre aux distances dans le temps et l'espace». Elle est aussi «libre de droits de douane» qu'elle est inactuelle au regard de la chronologie. Le rêve est donc un anachronisme, dit Freud: «indépendant du cours du temps», et cela parce qu'il sait remonter, déplacer ou condenser les morceaux d'histoires, par exemple en « comprimant en un très court laps de temps beaucoup plus de Le temps est donc bien là: mais comme cristal, comme nœud, comme brèche, comme tourbillon, comme feu d'artifice, que sais-je encore — comme image en tout cas. Il défie les ordres chronologiques de la succession, et c'est à ce titre qu'il est à penser comme un temps inactuel. Le «rapprochement dans le temps», par exemple, devient ici «corrélation dans les choses» que remonte, au sens du photomontage surréaliste ou politique, la scène de rêve. Ou bien «la succession dans le temps peut être inversée», bouleversant du coup toutes les relations causales et instaurant l'étrangeté anachronique d'un «il y aura une fois» ou bien d'une «épiphanie de l'après-demain».»

Georges Didi-Huberman, Imaginer recommencer, Les éditions de minuit, p.63-64




– De tout cet infini qui a lieu autour de nous, que pouvons-nous saisir? Si peu... bien que dans ce peu, l’infini aussi y fut présent.

mercredi 26 mars 2025

 

« Ce qui apporte la lumière doit supporter la brûlure.»

Viktor E. Frankl



– Savez-vous qui sont ces deux personnages?
– L’un serait écrivain et l’autre psy…
– Que font-ils?
– Bien au-delà de ce qu'ils sont, c'est la recherche du sens qui leur importe.
– Comment savez-vous cela?
– On me l'a dit...
– Votre maître?
– Évidemment...
– Et selon lui… ou eux…  quel serait le but de la vie?
– Ce serait, comme le dit Jodorowsky, de se forger une âme...
– Pour cela ne faut-il point œuvrer dangereusement?
– Que voulez-vous dire?
– Il semblerait, selon ce qu’ils disent, que ce soit dans le feu que l'on forge...


mardi 25 mars 2025

 

«  Il ne s’adressait à personne. Je ne veux pas dire qu’il ne m’ait pas parlé à moi-même, mais l’écoutait un autre que moi, un être peut-être plus riche, plus vaste et cependant plus singulier, presque trop général, comme si, en face de lui, ce qui avait été moi se fût étrangement éveillé en «nous», présence et force unie de l’esprit commun. J’étais  un peu plus, un peu moins que moi: plus en tous cas, que tous les hommes. Dans ce «nous», il y a la terre, la puissance des éléments, un ciel qui n’est pas ce ciel, il y a aussi l’amertume d’une obscure contrainte. Tout cela est moi devant lui, et lui ne paraît presque rien. »

Maurice Blanchot, Le dernier homme, Gallimard




 – Les voyez-vous?
– Qui donc?
– Notre maître et un autre homme qui lui ressemble...
– Où sont-ils?
–  Là, derrière nous...
– Il sont derrière nous et il ne me paraît rien... Que font-ils?
– Ils essaient de se parler.
– De quoi parlent-ils?
– Vous devriez tendre l'oreille...
– Quelles sortes de voix ont-ils?
– La même que nous...

lundi 24 mars 2025

  « Le "sens" dont nous parlons ici n'a donc rien à voir avec le sens d'une phrase ou d'un discours. Il faut entendre le mot comme nous le faisons lorsque nous disons d'une action qu'elle «n'a pas de sens» — et dans ce cas il y a comme une idée sous-jacente de direction: «Dans quel sens allons-nous?» Cette même nuance est également apparente dans l'usage anglais et dans l'allemand où les mots d'ailleurs apparentés de meaning et de meinen ont aussi une connotation d'intention: I've been meaning to call you - «Je comptais t'appeler». Un geste (ou une chose) ne peut avoir de sens, en effet, que dans la mesure où il y a, dans ce geste (ou cette chose), tendance vers un but qu'il est censé servir et qui constitue un nœud relationnel de la communauté. Le "sens-de-ma-vie", à laquelle chacun se réfère ne fût-ce qu'implicitement par moments, vit dans cette orientation, se manifeste dans ce lien sensible entre une vie particulière et "quelque chose" qui la déborde dans le temps - quelque chose dont la recherche ou le service est indispensable à l'intéressé. A défaut de cette orientation dont la portée dépasse une seule vie et une seule personne, le sens, à l'approche de la mort, éclaterait comme le font les ballons à la fin d'une fête enfantine - ou les poissons des grandes profondeurs (à ce qu'on dit), lorsqu'on les remonte à la surface. Le sens, dans tous les cas, prend forme autour d'un but qui, à nos yeux du moins, mérite d'être recherché et servi.»

Michael Francis Gibson, Ces lois inconnues, Métailié, p.81



– Notre maître vous a-t'il aussi proposé une relecture de certaines notions et concepts généraux qui sont à l’œuvre dans ce qu'il appelle notre société?
– Je ne vois pas de quoi vous parlez... déjà que, je dois vous l’avouer, si le moins est que je ne sais pas lire... le pire serait que je ne sais pas qui je suis…

dimanche 23 mars 2025

 

« Le monde, ce tas de fumier de forces instinctives, qui brille malgré tout au soleil en tons pailletés d'or et de clair-obscur.
Pour moi, si je considère pestes, tempêtes et batailles, j'y vois le produit de la même force aveugle qui s’exerce tantôt grâce à des microbes inconscients, tantôt par le jeu des coups de foudre et de trombes d'eau, eux aussi inconscients, tantôt par le canal d'hommes tout aussi inconscients. Entre un tremblement de terre et un massacre, je ne vois pas d'autre différence que dans un assassinat perpétré avec un couteau ou avec un poignard. Le monstre immanent aux choses utilise tout autant –pour son plus grand bien ou son plus grand malheur, qui, d'ailleurs, semblent lui être indifférents– le mouvement d'un rocher dans les hauteurs que celui de la jalousie ou de la convoitise dans un cœur humain. Le rocher tombe, et vous tue un homme; la jalousie ou la convoitise arment un bras, et le bras tue un homme. Ainsi va le monde, tas de fumier de forces instinctives, qui brille malgré tout au soleil en tons pailletés d'or et de clair-obscur.»

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité 

 


– Les entendez-vous?

– Oui, mais cela ne vous étonnera point, je ne comprends rien à ce qu'ils disent... écoutez par vous-même:

– Charognards ils étaient...
– Vous parlez des être humains?
–  Parfaitement.
– Comme vous y allez!
– Charognards ils sont encore...
– Si notre maître vous entendait...
– Il pense ainsi... aussi...
– Il vous l'a dit?
– ... et l'a écrit.
– Tout de même... un être à l'image de Dieu comme ils disent... ne serait-ce point là "blasphème"... comme on dit?

 

samedi 22 mars 2025

 


« Viens jusqu'au prochain chantier, il ne sera plus comme ici du côté de l'ombre, mais donnera vers le sud et il y aura moins de vent dans la vallée. Mais d'abord viens à la maison - on te réclame et on se plaint que tu as laissé tomber les tiens. La fête là-bas sera plus grande encore et tous y seront (il montre la baraque); ce sera notre fête à nous, les vivants, et celle de nos morts, ce sera la fête de la résolution.»

Peter Handke, Par les villages, nrf Gallimard





– C'est tout de même très étrange...
– Quoi donc?
– Il ne me semble point que j'aie lu quoi que ce soit à propos de ruines sur cet archipel. De cirque et plus ou moins de théâtre... oui... mais de cela non...
– Je vous l'ai dit le monde dans lequel nous sommes n'obéit point aux règles dont nous avons l'habitude. Peut-être faut-il y voir quelque symbole...
– À quoi pensez-vous?
– De façon simpliste, ce serait là des restes d'une civilisation disparues... mais je vous le rappelle, rien de ce que nous voyons ou sentons, au sens large, n'appartient à ce que nous appelons réalité.
– C'est donc irréel!
– C'est que la vraie question se pose... Avec réticence, je dirai que non... ce n'est pas irréel bien que n'appartenant pas à ce qu'il est convenu d'appeler réalité!
– Tout cela est un peu confus. 
– Je comprends votre embarras, mais cela n'est pas confus, et de loin...
– Avez-vous remarqué?
– De quoi parlez-vous?
– Je parle de notre façon de parler. Nous avons perdu cette faculté de parler théâtralement.
– Pourquoi penser que nous l’avons perdue?


vendredi 21 mars 2025

 

« Suspendre l'histoire, ce n'est pas la nier. Ce n'est ni l'ignorer ni s'en croire indemne. L'histoire nous rattrape de toute façon. Voilà pourquoi le geste d'inactualité qu'implique un soulèvement ne peut en rien être considéré comme «hors de l'histoire». A toute brèche ne faut-il pas des bords, avec le matériau qui les constitue, fût-il justement ébréché? Suspendre le temps historique — œuvre de toute révolte authentique, donc «épiphanique», selon Furio Jesi dans Spartakus — consisterait donc, en fin de compte, à réinventer l'histoire et non pas à la mettre hors-jeu purement et simplement.»

Georges Didi-Huberman, Imaginer Recommencer, Les Éditions de Minuit, p.51




Walid et Lucien se démènent comme ils peuvent dans l'invisible...
– Suivez-moi et faites, autant que possible, exactement comme moi.
– Où sommes nous?
– Nous sommes hors du temps…
– Je n’y vois rien!
– Là où nous sommes rien ne se donne à voir sans notre propre volonté.
– Vous voulez dire qu’il suffirait…
– Je crois que vous commencez à comprendre.
– Que cherchons nous à la fin?
– Une brèche… une rupture… un léger passage par lequel pourrait advenir quelque chose qui ressemblerait à  un commencement…
– Comment cela pourrait-il se faire quand plus rien n’aurait forcé de loi?



jeudi 20 mars 2025

 
« La Méditation que je fis hier m’a rempli l’esprit de tant de doutes, qu’il n’est plus désormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façon je les pourrai résoudre ; et comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. Je m’efforcerai néanmoins, et suivrai derechef la même voie où j’étais entré hier, en m’éloignant de tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute, tout de même que si je connaissais que cela fût absolument faux; et je continuerai toujours dans ce chemin, jusqu’à ce que j’aie rencontré quelque chose de certain, ou du moins, si je ne puis autre chose, jusqu’à ce que j’aie appris certainement, qu’il n’y a rien au monde de certain.»

Descartes, Seconde méditation

 


Au plus profond de la nuit, Walid et Lucien se découvrent transportés dans un décor étrange: tentures rougeâtres qui flottent sans attaches visibles, mâts vacillants qui semblent vouloir choir, cordages enchevêtrés comme des serpents assoupis, et sous leurs pieds, une passerelle de bois précaire qui grince à chacun de leurs pas. Des flammèches dansent autour d’eux, suspendues comme des lucioles ensorcelées, tandis que des lunes mouvantes tournent en silence, dessinant des arabesques lumineuses dans l’air pesant. De loin, l'une et l'autre silhouette se confondent.


Walid, scrutant le décor, méfiant.
Voyez comme la magie opère,

Il a suffi qu’une aile légère

Effleure nos fronts, à peine un soupir,

Pour qu’un autre monde vienne s’ouvrir.

Lucien, contemplant les lieux.
Un monde ? Que dis-je ! Un abîme flottant!

Tout est instable, mouvant, hésitant.

Ces mâts qui penchent, ces voiles sanglantes,

Tout en ces lieux bruisse et tourmente.
 
Il touche un cordage, qui s’agite sous sa main, vivante comme un animal.

Walid, haussant les épaules.
Sachez, cher maître, qu’ici le réel s’efface,

Comme un miroir trouble où tout se déplace.

Mais écoutez plutôt ce que j’ai lu,
Car ces feux dansants n’ont rien de ténu.
 
Il sort un carnet de sa poche et l’ouvre d’un geste lent.

Walid, citant le Souriant d’un ton solennel.
« Je ne sais pas vraiment ce qu'est Asinus,

Mais je l’ai voulu ainsi, je l’ai fait d’astuce.

Il m'est apparu comme viennent les phrases,

Comme un souffle volé, une bribe d’extase.

J’ai pensé qu’en le modelant de mots,

Il ne pourrait jamais m’échapper d’aussitôt.

Mais voici qu’il cite encore et toujours,

Sans que j’en saisisse la source ou le cours.

Il me répond, l’animal! Il ose penser!

Quand je le veux docile, il vient me braver!

Si j’attends qu’il dise «Le silence est d’or»,

Il me lance avec flegme: «Et ce qui bruisse est dehors!»

Je l’observe en silence, inquiet et hagard,

Car dans l’ombre de ses oreilles, un sourire s’égare…»
 
Walid referme lentement le carnet, les yeux brillants de curiosité.

Lucien, intrigué.
Ainsi l’âne parle et n’est plus écho,

Il s’approprie le mot comme on forge un flambeau?

Mais dites-moi, maître curieux,

Qu’en concluez-vous, et qu’en fais-je de mieux?

Walid, pensif.
C’est un trouble, un vertige, une insidieuse fêlure,

Là où l’on croit façonner, l’œuvre murmure.

Le Souriant forgea un pantin de paroles,

Mais voici que l’écho se veut parabole.
Un maître ne crée qu’une ombre à son flanc,

Mais si l’ombre échappe, qui est le servant?

Lucien, croisant les bras.
Vous touchez là, mon ami, la crainte irrationnelle,

Celle du créateur devenu marionnette sous tutelle.

Si l’âne se moque et que nul ne le mène,

Alors, qui parle, et par quelle haleine?
Walid, avançant d’un pas sur la passerelle.
C’est cela qui m’inquiète et me fascine,

Nous pensions traverser, voici qu’on nous devine.

Et si nous sommes déjà dans leur jeu,

Peut-être sommes-nous les pantins d’un vœu.
 
Au loin, des ombres s’agitent derrière les tentures. Une voix indistincte, peut-être celle du Souriant, chuchote entre deux bourrasques. Lucien frissonne.

Lucien, d’un ton grave.
Maître Walid, les fils se tendent,

Mais qui donc, ici, les commande?
 
Une rafale secoue les toiles rougeâtres, les flammèches s’intensifient. Le sol tremble légèrement sous leurs pieds.

Walid sourit dicrètement.
L’âne ricanait dans l’ombre mouvante,

Qui sait si ce n’était pas lui, l’attente?

 

mercredi 19 mars 2025

 
 


 

Lucien, tressaillant.
Qu'est ceci? Ce vent, ce trouble insidieux,

Ce vol nocturne au large de nos yeux ?
Walid, observant l’ombre.
Sans réfléchir, ce serait une chouette…

Mais le doute en vous déjà se jette.

Votre regard trahit ce qui vous lie:

Vous ne croyez qu’à demi ce que l’œil saisit.

Lucien, fronçant les sourcils.
Vous avez raison, j’en conviens sans peine.

Ce spectre ailé, dans l’ombre incertaine,

Se pare d’un étrange excès de grandeur…

Un hibou géant? J’en frémis de stupeur !

Walid, levant le doigt.
Point de supposition à la légère,

Prenons les signes comme une lumière!
Car voyez-vous, lorsqu’un doute apparaît,

C’est souvent un symbole qui naît.

Lucien, sceptique.
Un symbole, dites-vous? Grand bien vous fasse!

Si l’esprit flotte, le sol nous enlace.

Je préfère tenir plutôt que courir

Et savoir à qui nous devons ce zéphyr.

Walid, avec gravité.
La chouette devient ce qu’elle signifie:

Un guide errant dans l’ombre infinie.

Voyez, c’est dans la nuit que l’image prend forme,

C’est dans l’invisible que l’esprit s’orne.

Lucien, haussant un sourcil.

Vous évoquez les songes, à demi-mot?

Les fantômes qu’engendrent nos idéaux?

Walid, opinant.
C’est cela, et plus encore:
Une vision née du dehors,

Mais qui reflète en nous l’inconnu,

Le sentier secret que nous avons perdu.

Lucien, songeur.
Ainsi, cette chose qui plane et nous guette

Serait une émanation de nos têtes 

Et nous verrions ce que nous devons voir,

Miroir des ombres, écho du savoir?

Walid, souriant.
Vous le dites avec un brin d’effroi,

Mais c’est là pourtant la juste loi.

Et si nous sommes en cette contrée,

C’est pour croiser ceux qui l’ont hantée.

Lucien, s’immobilisant.
Par tous les diables, vous voulez dire…

Walid, affirmatif.
Que nous avons glissé sans le vouloir,

Dans l’antre obscur du non-savoir.

Un pas de plus et le destin s’imprime,

Un battement d’ailes, et le sort culmine.

Et si cette chouette annonce un présage,

C’est qu’en chemin, sous d’autres nuages,

Nous rencontrerons sous peu, que dis-je, demain!
Le Souriant, Asinus et Damon en chemin. 
 
 
"Les ânes sont aux citations
ce que les dieux sont aux oracles!"
 
Walid Neill
 



Lucien, interloqué.
Qu’ouïs-je ici? Ai-je bien entendu?

Est-ce l’écho d’un vent ingénu?

Ou ce baudet, par quelque étrange talent,

Se pique-t-il de parler comme un savant?

Walid, triomphant.
Ah ! Vous doutiez, cher maître en esprits,

Mais le voilà, notre âne érudit!

Bien que nous ne puissions le voir
L'entendre est un puissant savoir
Ses mots, bien qu’épars, résonnent avec force,

Et laissent dans l’air une vive entorse

À tout ce que dit votre analyse étroite.

Voyez donc, si ce n’est une bête télépathe,

Il serait un penseur dont la voix s’élève,

Un esprit qui cite et jamais n’achève.

Lucien, fronçant les sourcils.
Que diable! Serait-ce donc une vérité?

Un âne qui parle mais ne sait que réciter?

Mais ce charabia, dites-moi sans jargon,

L’avez-vous forgé en jouant du bâton?

Walid, souriant.
Non point, docteur, j’ai pour règle d’écouter,

De prendre en note et de m’étonner.

Asinus n’invente rien, il ressasse, il forge,

Il ne crée pas, mais de traces il regorge
Emprunts, bribes et vieux parchemins,

Sortent de lui comme d’un destin.

Lucien, murmurant.
Si ce que vous dites est vrai, quel prodige…

Ou bien quel mirage, quel étrange vertige…


mardi 18 mars 2025

« Le monde, ce tas de fumier de forces instinctives, qui brille malgré tout au soleil en tons pailletés d'or et de clair-obscur.
Pour moi, si je considère pestes, tempêtes et batailles, j'y vois le produit de la même force aveugle qui s’exerce tantôt grâce à des microbes inconscients, tantôt par le jeu des coups de foudre et de trombes d'eau, eux aussi inconscients, tantôt par le canal d'hommes tout aussi inconscients. Entre un tremblement de terre et un massacre, je ne vois pas d'autre différence que dans un assassinat perpétré avec un couteau ou avec un poignard. Le monstre immanent aux choses utilise tout autant –pour son plus grand bien ou son plus grand malheur, qui, d'ailleurs, semblent lui être indifférents– le mouvement d'un rocher dans les hauteurs que celui de la jalousie ou de la convoitise dans un cœur humain. Le rocher tombe, et vous tue un homme; la jalousie ou la convoitise arment un bras, et le bras tue un homme. Ainsi va le monde, tas de fumier de forces instinctives, qui brille malgré tout au soleil en tons pailletés d'or et de clair-obscur.»

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité 





Walid, haussant un sourcil.
Monsieur, votre rapport est fort bien ordonné,

Savamment rédigé, doctement épongé,

Mais il souffre pourtant d’un oubli de taille,

Que je viens sans tarder corriger sans faille.

Lucien, croisant les bras.
Ah ! Me voici coupable d’une affreuse bévue?

Voyons donc, éclairez-moi de votre plume ingénue.

Walid, avec emphase.
Asinus n’est point un âne comme les autres,

Ni bête de somme, ni créature des nôtres.

Il n’est pas de chair, ni tout à fait de bois,

Ni même mécanique aux rouages aux abois.

Lucien, faussement intrigué.
Ventrebleu ! Qu’est-il donc, ce prodige foutraque?

Un esprit déguisé sous un mufle fantasque?

Walid, pointant son carnet.
Il est citaphore, un mot que nul ne connaît,

Mais qui pourtant le peint en parfait reflet.

Ce n’est point d’avoine qu’il emplit son ventre,

Mais de citations qu’il prend soin d’étendre.

Il mâche des pensées, rumine des vers,

Sans rien inventer, toujours à l’envers.

Lucien, ironique.
Voilà qui me semble un doux radotage!

Un âne qui cite  Mais quel bavardage!

J’ai longuement observé cette bête errante,

Et point ne l’ai vue philosophe ambulante.

Walid, levant un index.
Et pourtant, docteur, ouvrez grand vos oreilles :

Il ressasse des mots comme un moine en veille !

Fragments d’écrits, paroles anciennes,

Distillées au vent, légères et hautaines.

Mais de cela, dans votre savant ouvrage,

Nulle trace, hélas ! Un cruel naufrage!

Lucien, piqué au vif.
Comment savez-vous cela? En quoi donc prétendez

Que j’aurais omis, par quelque vanité,

Un fait aussi grand que ce que vous dépeignez?

Auriez-vous des preuves, quelque preuve avérée?

Walid, brandissant sun carnet.
J’ai, dans ce bagage, des sources innombrables,

Qui, croyez-moi bien, sont fort peu agréables

À ce que vous dîtes dans votre fier rapport.

L’erreur est humaine, mais la vôtre est de votre ressort!

Lucien, haussant les épaules.
Que n’avez-vous dit plus tôt ce bel argument?

Voyons donc ces pages, lues si doctement.

Si votre âne érudit cite sans nul détour,

Qu’il me convainque donc d’un proverbe en retour!