« La Méditation que je fis hier m’a rempli l’esprit de tant de doutes, qu’il n’est plus désormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façon je les pourrai résoudre ; et comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. Je m’efforcerai néanmoins, et suivrai derechef la même voie où j’étais entré hier, en m’éloignant de tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute, tout de même que si je connaissais que cela fût absolument faux; et je continuerai toujours dans ce chemin, jusqu’à ce que j’aie rencontré quelque chose de certain, ou du moins, si je ne puis autre chose, jusqu’à ce que j’aie appris certainement, qu’il n’y a rien au monde de certain.»
Descartes, Seconde méditation
Au plus profond de la nuit, Walid et Lucien se découvrent transportés dans un décor étrange: tentures rougeâtres qui flottent sans attaches visibles, mâts vacillants qui semblent vouloir choir, cordages enchevêtrés comme des serpents assoupis, et sous leurs pieds, une passerelle de bois précaire qui grince à chacun de leurs pas. Des flammèches dansent autour d’eux, suspendues comme des lucioles ensorcelées, tandis que des lunes mouvantes tournent en silence, dessinant des arabesques lumineuses dans l’air pesant. De loin, l'une et l'autre silhouette se confondent.
Walid, scrutant le décor, méfiant.
Voyez comme la magie opère,
Il a suffi qu’une aile légère
Effleure nos fronts, à peine un soupir,
Pour qu’un autre monde vienne s’ouvrir.
Lucien, contemplant les lieux.
Un monde ? Que dis-je ! Un abîme flottant!
Tout est instable, mouvant, hésitant.
Ces mâts qui penchent, ces voiles sanglantes,
Tout en ces lieux bruisse et tourmente.
Il touche un cordage, qui s’agite sous sa main, vivante comme un animal.
Walid, haussant les épaules.
Sachez, cher maître, qu’ici le réel s’efface,
Comme un miroir trouble où tout se déplace.
Mais écoutez plutôt ce que j’ai lu,
Car ces feux dansants n’ont rien de ténu.
Il sort un carnet de sa poche et l’ouvre d’un geste lent.
Walid, citant le Souriant d’un ton solennel.
« Je ne sais pas vraiment ce qu'est Asinus,
Mais je l’ai voulu ainsi, je l’ai fait d’astuce.
Il m'est apparu comme viennent les phrases,
Comme un souffle volé, une bribe d’extase.
J’ai pensé qu’en le modelant de mots,
Il ne pourrait jamais m’échapper d’aussitôt.
Mais voici qu’il cite encore et toujours,
Sans que j’en saisisse la source ou le cours.
Il me répond, l’animal! Il ose penser!
Quand je le veux docile, il vient me braver!
Si j’attends qu’il dise «Le silence est d’or»,
Il me lance avec flegme: «Et ce qui bruisse est dehors!»
Je l’observe en silence, inquiet et hagard,
Car dans l’ombre de ses oreilles, un sourire s’égare…»
Walid referme lentement le carnet, les yeux brillants de curiosité.
Lucien, intrigué.
Ainsi l’âne parle et n’est plus écho,
Il s’approprie le mot comme on forge un flambeau?
Mais dites-moi, maître curieux,
Qu’en concluez-vous, et qu’en fais-je de mieux?
Walid, pensif.
C’est un trouble, un vertige, une insidieuse fêlure,
Là où l’on croit façonner, l’œuvre murmure.
Le Souriant forgea un pantin de paroles,
Mais voici que l’écho se veut parabole.
Un maître ne crée qu’une ombre à son flanc,
Mais si l’ombre échappe, qui est le servant?
Lucien, croisant les bras.
Vous touchez là, mon ami, la crainte irrationnelle,
Celle du créateur devenu marionnette sous tutelle.
Si l’âne se moque et que nul ne le mène,
Alors, qui parle, et par quelle haleine?
Walid, avançant d’un pas sur la passerelle.
C’est cela qui m’inquiète et me fascine,
Walid, avançant d’un pas sur la passerelle.
C’est cela qui m’inquiète et me fascine,
Nous pensions traverser, voici qu’on nous devine.
Et si nous sommes déjà dans leur jeu,
Peut-être sommes-nous les pantins d’un vœu.
Au loin, des ombres s’agitent derrière les tentures. Une voix indistincte, peut-être celle du Souriant, chuchote entre deux bourrasques. Lucien frissonne.
Lucien, d’un ton grave.
Maître Walid, les fils se tendent,
Mais qui donc, ici, les commande?
Une rafale secoue les toiles rougeâtres, les flammèches s’intensifient. Le sol tremble légèrement sous leurs pieds.
Walid sourit dicrètement.
L’âne ricanait dans l’ombre mouvante,
Qui sait si ce n’était pas lui, l’attente?
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