dimanche 2 mars 2025

 
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"Mais lire — aimerions-nous dire - est bien un processus tout à fait déterminé! Lis une page imprimée, et tu verras qu'il se passe quelque chose de particulier et de caractéristique au plus haut point.
– Que se passe-t-il donc lorsque je lis la page imprimée? Je vois certains mots imprimés, et je prononce certains mots. Mais ce n'est naturellement pas tout, car je pourrais voir des mots imprimés et prononcer des mots, sans lire pour autant. Et cela même si les mots que je prononce sont ceux qui, conformément à un alphabet existant, sont censés être lus à partir des mots imprimés.
– Et si tu dis que lire est une expérience déterminée, alors peu importe que tu lises ou non d'après la règle d'un alphabet  généralement reconnue par tous.
– Qu'est-ce donc qui est caractéristique de l'expérience de la lecture?
Je répondrais volontiers:
« Les mots que je prononce se présentent d'une façon particulière.»
En effet, ils ne se présentent pas comme ils le feraient si je les inventais par exemple. Ils se présentent d'eux-mêmes. Mais cela non plus ne suffit pas, car le son des mots pourrait me venir à l'esprit pendant que je regarde les mots imprimés, sans que pour autant je les aie lus.
Je pourrais aussi dire que les mots prononcés ne me viennent pas à l'esprit comme ils le feraient si quelque chose me les rappelait. Je ne souhaiterais par exemple pas dire que le mot imprimé "rien" me rappelle toujours le son "rien". Mais, pendant que nous lisons, les mots prononcés se frayent pour ainsi dire un chemin en nous. En effet, je ne peux absolument pas regarder un mot français imprimé sans qu'apparaisse le processus singulier de l'écoute intérieure du son d'un mot."

Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Tel Gallimard, p. 109 
 
 
 

 
– Le Souriant fréquentait plus le Colonel que son épouse...
– Que voulez-vous dire par là?
– Je croyais avoir été clair.
– Parliez-vous de la femme du Souriant ou de celle du Colonel?
– Le Colonel n'a pas de d'épouse. 
– Donc, je devrais en déduire que le Souriant en a une... ou en avait une... qu'il ne fréquentait guère.
– C'est cela...
– De quoi parlaient-ils?
– Ils discutaient "ad nauseam" d'ordre et de règles ainsi que du comportement adéquats en toutes circonstances, mais surtout de rectitude. C'est pourquoi le nom du Colonel était "Ortho". Le Colonel Ortho. Bien avant que le Souriant soit devenu ce qu'il était maintenant, il entendait ce nom avec un sourire... légèrement ambigu... et l'on peut de demander si ce sourire n'était pas une sorte de prémonition de ce qui allait se passer et qui allait changer sa vie du tout au tout.
– Vous souriez, lui demandait le Colonel Ortho, j'en suis fort aise...
Mais son fondement était irrité et cela pouvait s'entendre dans le léger décalage qui se produisait dans la tonalité de sa voix et du non moins léger gargouillement qui émanait de son estomac. 
Le Colonel aimait recevoir et donnait l'ordre à tous ses invités d'être chez lui comme chez eux. Ce qui naturellement ne se produisait jamais. Manifestement cela ne pouvait échapper à la sagacité du maître des lieux. Platitude pour platitude il semble que le Souriant, qui portait alors un autre nom, n'était pas le plus souriant des hommes. C'est bien ce que lui reprochait en silence le Colonel. 
– Vous pourriez être diverti... et peut-être bienheureux ce me semble, si, par quelque opération du Saint Esprit, le sourire venait à vos lèvres...

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