mardi 4 mars 2025

 
 "Une tendre lenteur est est le tempo de cette lecture."
 
Friedrich Nietzsche, Ecce Homo

 
 

 

Le Pantin
– N’as-tu point remarqué, Damon, combien nous, pauvres et sombres inconnus, sommes peu lus, voire pas du tout? Nous ne sommes presque rien, et ceux qui daignent nous découvrir s’arrêtent souvent à la première impression.

Damon
– Mais pourquoi voudrais-tu qu’ils nous lisent? Un simple coup d’œil leur suffit
. Et ce qu’ils entendent, il faudra vous y faire… je vais vous révéler un secret: ne les captive guère. Très peu d'entre eux, une petite poignée seulement nous lit et la plupart de ceux qui s'égarent jusqu'à nous ne lisent pas vraiment...

Le Pantin

 – Et pourquoi cela ?

Damon

– Parce que, souvent, trop souvent, ce n'est pas ce qu’ils attendent… ils aimeraient que les choses évoluent.

Le Pantin
– Mais elles évoluent, à chaque instant, imperceptiblement, comme le fleuve qui jamais ne cesse d’être autre et pourtant demeure lui-même.

Damon
– Trop lentement pour eux. Quand les faits sont un peu vague ils veulent qu'on leur fournisse des informations claires. Ils veulent voir le changement, non le sentir. Ils n'aiment pas trop le chaos et s’impatientent de ne pouvoir saisir ce qui se passe d’un seul regard. Alors, faute de saisir un ensemble qui reflète, autant que possible, leur vérité ils se sentent perdus et très peu concernés.


Le Pantin

– Peut-être, mais n’est-il pas vrai… ou du moins probable – ce n’est là qu’une hypothèse – que leurs propres existences n’évoluent guère plus vite que nous?

Damon
– C’est précisément pour cela qu’ils nous observent.

Le Pantin
– Je ne saisis pas votre propos.

Damon
– Ils ne veulent en aucun cas que nous leur ressemblions.

Le Pantin
– Voilà qui est vrai… et pourtant, tout autour de nous, les choses changent sans cesse.

Damon 
– Elles changent, certes, mais sans qu’ils puissent en suivre le fil. Trop vite, et selon des voies qu’ils ne comprennent pas. Ils voudraient voir une évolution qui ait un sens, une direction claire, une continuité intelligible.

Le Pantin
– Mais n’est-ce pas ce qu’ils recherchent? N’avez-vous pas dit à l’instant qu’ils attendent le changement? Et puis, vous oubliez une chose essentielle: nous ne sommes point maîtres de notre destin.

Damon
– Et c’est peut-être là ce qui les trouble le plus.
 
Le Pantin
– Ce qui les trouble, dites-vous? Pourtant, ne sont-ils pas eux-mêmes soumis à un destin qu’ils ne maîtrisent point?
 
Damon
 – Certes, mais ils veulent croire qu’ils en sont les artisans. Ils s’imaginent libres parce qu’ils se meuvent, comme s’ils choisissaient leur trajectoire, alors qu’ils ne font que suivre…
 
Le Pantin
– Un courant que nous suivons aussi, bien malgré nous.

Damon
 – Avec cette différence que nous n’avons jamais eu l’illusion, seulement un petit espoir, celui de l’arrêter.

Le Pantin
– Mais que cherchent-ils alors? Un récit où tout s’enchaîne avec clarté? Un déroulement qui, d’un point à l’autre, soit intelligible et mesurable?

Damon 
– Ils veulent voir l’avenir inscrit dans le présent, comme une graine dont ils sauraient reconnaître à l’avance la forme du fruit. Mais le temps ne se donne pas ainsi.

Le Pantin
– Voilà qui rappelle les illusions des géomètres, qui voudraient tracer des lignes droites dans un monde qui ne cesse de se plier et de se déformer.

Damon
– C’est que l’homme pense le temps comme un espace, un horizon désirable. Il veut le mesurer, le découper en instants distincts, alors qu’il est flux et continuité.

Le Pantin
– Pourtant, chaque instant s’écoule et disparaît. N’est-ce pas là un fil qui se tisse?

Damon
– Un fil, oui, mais dont on ne perçoit ni le début ni la fin. Et ce fil, ils voudraient le voir noué en une trame logique, compréhensible, alors qu’il n’est que mouvement.

Le Pantin
– Nous voici revenus à Bergson, qui disait que le temps véritable n’est point une succession d’instants figés, mais un écoulement, une durée vivante.

Damon
– Et c’est précisément ce que nos observateurs refusent d’accepter. Ils n'ont point le temps, ils voudraient une chose éclairée et ne veulent pas de l’imprévisible, du devenir sans contours fixes dans lequel ils ont trop souvent l'impression de se perdre. De plus, comme on dit, le scandale et l'action excitent, mais les nuances fatiguent.

Le Pantin
– Pourtant, sans avoir la prétention de tirer une conclusion hâtive, ce devenir imprévisible ne serait-il pas leur propre condition. N’est-ce pas là un paradoxe?

Damon
– Un paradoxe qui les habite et les ronge. Ils veulent la nouveauté, mais redoutent ce qui échappe à leur contrôle.

Le Pantin
– Mais alors, que devrions-nous faire? Changer pour leur convenance? Nous figer en un récit qui aurait le bon goût de ne surprendre personne?

Damon
– Cela reviendrait à nous trahir. Et puis, quel en serait l’intérêt?

Le Pantin
– Aucun, si ce n’est celui de flatter une illusion.

Le Pantin
– Alors nous continuerons, qu’ils nous suivent ou non.

Damon
– Comme nous l’avons toujours fait.
 
Le Pantin
– Et comment pourrait-il en être autrement...
 
 
 

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