jeudi 23 mars 2017

Connaissance et conscience





Plongé dans la contemplation de Balthazar et de cet univers étrange et pourtant dans lequel il lui semblait qu'il avait toujours vécu, Platon se sentait bien, comme s'il avait perdu la mémoire.

Que fait Platon, la main tendue et plongés dans l'eau ?
Laisse-t'il sa pensée se faire bercer par le courant ?
Ressent-il, non pas une perte totale, mais une espèce de reconfiguration dans laquelle l'ordre et la préséance avaient été complètement chamboulés ?
Ce n'était même pas vraiment cela. Si cela eut été, il serait alors face à un désordre. Or ce n'était justement pas le cas. Il s'agissait d'un ordre... non pas un ordre auquel il faudrait obéir, mais un ordre qui lui correspondait et dans lequel, quoiqu'il fasse et sans en avoir aucune connaissance. En suivant les traces des images que de sa main il trace dans le courant et qui aussitôt s'éloignent, il se trouvait à sa place de manière infinie... et il cogite...


« La modernité l’ignore, l’a oublié, peut-être l’a recouvert. Sauf en quelques formules, des idiotismes, de l’argot, un peu de poésie, elle n’a depuis longtemps plus qu’un mot, celui de
pensée. Cogito ergo sum ? Je pense, donc je suis. Que suis-je ?
Une res cogitans, une chose qui pense. On le répète, mais c’est flou, et trompeur aussi. Car on pourrait fondre cette pensée dans la conception et l’y réduire.
L’homme sent, puis imagine, et à titre d’homme enfin « pense » ou conçoit, c’est-à-dire produit et combine des notions générales, des concepts. Or cela, ce n’est pas « cogiter ».
Qu’on suive ici les nuances scolastiques. Quand il leur faut désigner l’acte de l’intellect, qui constitue chez l’homme la faculté suprême des principes et des idéalités, le verbe qu’utilisent les médiévaux est intelligere, qu’on doit rendre à la lettre par « intelliger ». L’homme intellige, a une intellectio, lorsque par son intellect « séparé », sans organe, il appréhende un universel, non plus singulièrement ceci ou cela – ce qu’induit la matérialité de son être percevant –, mais l’essence même d’une réalité, sa nature commune, dépouillée d’accidents, valable pour tous de la même façon et tout le temps.
Cogitare, c’est autre chose. Et c’est une grande leçon.
Première thèse : la cogitatio n’est pas le fait de l’intellect, même si c’est en sa présence, comme chapeautée par lui, qu’elle aura de s’effectuer. La cogitation est un acte psychique infra-rationnel de l’homme rationnel, c’est-à dire une opération de l’âme en son corps. Quelle est son assise ? Le crâne, et dans le crâne, le cerveau. Rien certes n’a lieu dans l’organisme qui ne dépende originairement du cœur, de sa chaleur et de son premier souffle (spiritus), mais le cogiter, mû d’une « spiritualité » sienne, sera d’abord, entre l’intellect détaché, a-topique, et la vie inférieure, une affaire cérébrale.
Deuxièmement, la cogitation n’a pas pour objet, comme l’intellection, des notions universelles. Si elle procède d’une puissance organique, en situation, c’est à du particulier seulement qu’elle accède : telle chose, telle autre, placée dans tel contexte, vêtue de ces déterminations-là. Mais quelles choses ? Non pas directement les êtres concrets du monde externe, dont l’appréhension relève du sentir, mais ce qui, dans le corps animé, résulte de la sensation de ces êtres, leurs traces, leurs empreintes stockées, autrement dit des images, ou mieux : des fantasmes. »*


* Je fantasme, Jean-Baptiste Brenet






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