mardi 7 mars 2017

"Cela se passe"

" Si quelqu'un passait la frontière, c'était l'incident, mais pour le reste il ne se passait rien, comme entre le dompteur et lion. Nous croyons d'ordinaire que le dompteur est assailli par le lion, très féroce, et qu'ensuite il le dompte en levant haut son fouet ou en tirant un coup de pistolet. Erreur : le lion est déjà rassasié et drogué lorsqu'il entre dans la cage et il ne désire agresser personne. Comme tous les animaux, il a une aire de sécurité, au-delà de quoi il peut arriver ce que vous voulez, et lui il se tient tranquille. Quand le dompteur met le pied dans l'aire du lion, le lion rugit; alors le dompteur lève son fouet, mais en réalité il recule d'un pas (comme s'il prenait son élan pour faire un bond en avant), et le lion se calme. Une révolution simulée doit avoir ses règles propres."*



– Si la révolution est permanente,
la soumission à ses valeurs l'est tout autant...


– Dites-moi, cher Platon, que sommes-nous censé faire ici... Je veux dire que j'ai remarqué une légère différence entre votre comportement, celui que je connais, tout empreint de contemplation, auquel je m'habitue peu à peu, et celui que je vous vois adopter, qui je dois le dire, me surprend par une sorte d'exagération, une emphase un peu...mystique... qui me fait penser que nous aurions, l'air de rien, passé un sorte de frontière dont je ne connais point ni l'ordre, ni les coutumes, ni la géographie et dans laquelle nous aurions pénétré sans "montrer patte blanche"... Cette surprise et l'inconnu qui en découle, font que je m'interroge en même temps que je vous interroge.

Bien que la double interrogation n'échappe point à Platon, il décide de poursuivre pour préserver un semblant de continuité.

– Cher Damon, je comprend votre surprise, mais aujourd'hui, nous devons traiter une question de la plus haute importance et que tout homme a pour mission, non seulement d'énoncer mais surtout d'incarner.
– Laquelle je vous prie?
– Elle concerne les hautes valeurs...
– Pardonnez-moi, je ne sais pas encore très bien ce que c'est... et le montage douteux sur lequel nous sommes perchés et qui semble nous donner asile ne m'inspire pas la plus grande confiance...
– C'est simple, une valeur est une chose ou un comportement auquel nous attribuons un prix...
– Étrange...
– Quoi donc?
– Selon ce que j'entends, un prix étant une valeur, vous attribuez de la valeur à la valeur. N'est-ce pas là une sorte de tautologie comme "donner du temps au temps" ou bien la subtilité de la chose m'échapperait?
– Ce n'est point la seule chose qui vous échapperait...
– Vous parlez peut-être de la suite de ce récit?
Malgré les apparences, forcément trompeuses, ou en tous cas partielles, nous ne sommes pas seuls...
– Cela fait déjà un certain temps que je vous connais mais, à part ce petit animal qui porte le même patronyme que vous, et cet homme si vieux que jamais son nom n'est cité, ces deux enfants, qui eux aussi portent votre nom,  je n'ai presque personne rencontré sur votre île...
Cela ferait fait déjà un bon petit groupe s'il n'en existaient bien d'autres que vous ne connaissez pas... ceci pour dire que de toute évidence nous ne sommes pas seuls au monde et, pour des raisons que j'ignore, depuis un certain nombre d'années le hommes qui nous dirigent ont énormément utilisé ce qu'ils appellent des "valeurs" pour bien montrer qu'ils ne situent pas sur le terrain du profit individuel mais sur celui du bien commun.
– Au-delà du bien commun, sur lequel il y aurait quelques questions à poser, voudriez-vous dire que, contrairement à ce que vous me laissiez entendre, nous serions dirigés?
– Nous ne pouvons y échapper... 
– Je vous trouve bien pessimiste...
– C'était purement rhétorique...
– Et nous ne sommes qu'incarnation... 
– Revenons à nos valeurs...
– Dont nous serions l'incarnation?
– Vous marchez sur un fil de plus en plus étroit...



.. qui ne serait qu'une sorte de prologue... comme cet enfant que nous voyons s'aventurer là-haut et dont vous ne m'avez encore rien dit?

à suivre 





* Le pendule de Foucault
  Umberto Eco


 

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