mardi 7 mars 2017

Les lumières et la raison



Platon expose un extrait du livre de Jean-François Billeter, Esquisses, éditions Allia

"Pour concevoir cette idée ( une idée positive de la liberté ) replaçons-nous à nouveau dans l'histoire. Repartons du mouvement des lumières. Il a été un mouvement de conquête de l'autonomie individuelle ; ce n'était plus aux autorités religieuses et politiques de prescrire à chacun ce qu'il devait faire, mais à chacun de se déterminer selon sa conscience et selon la raison, en s’accordant avec les autres par la délibération. Ce mouvement a été philosophique parce qu'il a étudié notre nature en s'affranchissant autant qu'il lui a été possible des préjugés traditionnels. Il a établi que nos idées ne nous sont pas imposées par une révélation divine ou parce qu'elles seraient innées, mais que nous les élaborons à partir de notre expérience. Pour Kant comme pour les penseurs des Lumières, il allait de soi que leurs découvertes avaient une portée universelle. Les facultés humaines qu'ils mettaient en évidence étaient le propre de tous les hommes. 
Ce progrès a d'abord été combattu avec la dernière énergie, d'abord par les pouvoirs dont il mettait en cause les prétentions traditionnelles, puis par des penseurs qui ont affirmés que l'individu est au contraire nécessairement et entièrement déterminé par son appartenance  à une communauté particulière, issue d'une histoire particulière, et ne peut trouver son bonheur qu'en obéissant au destin ce cette communauté. Leur rejet de l'universalisme s'est étendu jusqu'à la pensée: chaque peuple avait la sienne, exprimée dans sa langue à lui. Les tenants des lumières et leurs adversaires se sont livrés depuis lors, et se livrent aujourd'hui encore une guerre sans merci. 
 [...] 
Nous y verrions plus clair si nous avions affaire dans cette guerre à deux camps bien définis, celui des Lumières et celui des anti-Lumières. Mais tel n'est pas le cas, car l'esprit des Lumières a été trahi Son idée maîtresse était la raison. Chamfort l'exprimait ainsi: «Qu'est-ce qu'un philosophe? C'est un homme qui oppose la nature à la loi, la raison à l'usage, sa conscience à l'opinion et son jugement à l'erreur.» Il ajoutait « Il y a peu d'hommes qui se permettent un usage vigoureux et intrépide de leur raison, et osent l'appliquer à tous les objets de la morale, de la politique et de la société: aux rois, aux ministres aux grands, aux philosophes, aux principes des sciences, des beaux-arts, etc. Sans quoi on restera dans la médiocrité.»"

Damon se tient tranquille, il déguste ces extraits avec tout le calme et la présence nécessaire, mais aussi un petit zeste de malice dans le regard en observant celui que depuis un certain temps il hésite à appeler "son" maître... Il faut dire aussi que ce qu'il entend l'encourage dans une certaine direction... On peut lui faire confiance, il apprend et rien désormais ne pourra plus être comme avant.

– Et je suppose que vous pensez que nous y sommes encore... et que si je suis attentif, vous pourriez aussi partager le sentiment de trahison à propos des Lumières...
– Je suis sûr que j'y reviendrai mais plus tard, il faut d'abord que nous exposions jusqu'au bout le propos Jean-François Billeter:


 [...] 
Cette raison a été doublement trahie. Le vocabulaire français permet d'exposer en peu de mots ce qui s'est passé. Elle a été réduite d'une part au "raisonnable", c'est-à-dire au bon sens et au respect de la norme, d'autre part au rationnel, autrement dit au raisonnement systématique et rigoureux, visant l’efficacité. Cette seconde idée de la raison est devenue la justification abstraite de l'organisation rationnelle du travail, de l'économie et , de proche en proche, de toute l'activité humaine. Cette "rationalité" a été le moteur du développement des sciences exactes et de la technique, mais aussi des formes nouvelles de déshumanisation et de violence qui ont marqué l'époque contemporaine (le travail à la chaîne, les camps). Tout ce qui était "rationnel" a été déclaré bon par les nouveaux maîtres.
Cette double trahison de la raison explique deux perversions qui ont empoisonné l'histoire des deux derniers siècles et empoisonnent le monde aujourd'hui. D'une part, les adversaires des Lumières ont eu beau jeu de dénoncer dans le monde industriel et capitaliste le produit naturel des du mouvement des Lumières et de discréditer par là les Lumières elles-mêmes. Telle est depuis deux siècles le ressort de la pensée réactionnaire. L'autre perversion est le fait de détenteurs du grand capital, qui pouvaient plus difficilement se déclarer ennemis des Lumières, mais avaient intérêts à ce que personne ne fit contre eux un usage énergique de la la raison. Ils ont d'abord inventé la religion du Progrès, qui a fait croire que leur action était un mal nécessaire à l'avènement d'un bien futur (ce fut aussi l'utopie communiste). Ils ont d'autres parts conclus des alliances avouées ou inavouées avec les forces réactionnaires, parfois avec les pires (ce fut notamment le national-socialisme). Ces alliances avaient pour eux de nombreux avantages. Elles les protégeaient en poussant les esprits dans la voie du repli communautaire et du retour à un passé fantasmé. Elles opposaient entre elles les communautés (nationales, ethniques, religieuses), ce qui leur donnait les moyens de les manipuler et de profiter de surcroît des guerres qui en résultaient.
L'histoire contemporaine est le catalogue des maux qu'ont engendrés ces alliances entre les détenteurs du grand capital et les forces réactionnaires, et par leur guerre commune contre les Lumières. Ce catalogue se prête à des mises à jour quotidiennes tant cette guerre et ses alliances sont continuent d'enfanter dans le monde des maux toujours nouveaux et toujours semblables. Mais la crise menace maintenant d'emporter tous ces acteurs aveugles, et les témoins lucides avec eux.
Pour sortir de cette confusion de plus en plus dangereuse, il faut revenir au mouvement des Lumières et le reprendre pour l’approfondir. 

Esquisse n° 5

Dans Qu'est-ce que les Lumières?, Kant l'a résumé par la formule latine «sapere aude», «ose savoir», qui signifiait : cesse de te laisser traiter comme un enfant, libère toi des tutelles qu'on t'impose, aie l'audace – ou la simplicité – de penser par toi-même. Lichtenberg, son contemporain, en a donné une autre définition: « Les Lumières consistent à avoir, dans tous les états de la société, des notions justes de nos besoins essentiels». Cette seconde définition est particulièrement utile aujourd'hui parce que nous disposons des moyens de satisfaire une infinité de besoins inessentiels et des désirs irraisonnés et que l'usage irréfléchi ces moyens, et leur multiplication continuelle, alimentée par une recherche aussi irréfléchie du profit nous mène à notre perte. La question de nos véritables besoins est donc devenue centrale. C'est une question à laquelle on ne peut répondre qu'en comprenant ce que nous sommes. C'est une question d'ordre philosophique."
à suivre...

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