jeudi 1 février 2018

Le fourmillement des mots et des choses




Dans le fond du jardin, un fourmillement de petits riens, arrachés à une vérité dépassées, s'amoncellent et tendent, inertes dans le grand jeu des lumières, à faire voir les combinaisons nouvelles qui les feraient renaître. C'est ainsi que les Pinocchio, complices involontaires à la recherche d'un abri, se laissent entraîner...

 

"La plupart des gens y voient par l’intellect bien plus souvent que par les yeux. Au lieu d’espaces colorés, ils prennent connaissance de concepts. Une forme cubique, blanchâtre, en hauteur, et trouée de reflets de vitres est immédiatement une maison, pour eux: la Maison! Idée complexe, accord de qualités abstraites. S’ils se déplacent, le mouvement des files de fenêtres, la translation des surfaces qui défigure continûment leur sensation, leur échappe— car le concept ne change pas. Ils perçoivent plutôt selon un lexique que d’après leur rétine, ils approchent si mal les objets, ils connaissent si vaguement les plaisirs et les souffrances d’y voir, qu’ils ont inventé les beaux sites. Ils ignorent le reste. Mais là, ils se régalent d’un concept qui fourmille de mots. […] Ces beaux sites eux-mêmes leur sont assez fermés. Et toutes les modulations que les petits pas, la lumière, l’appesantissement du regard ménagent, ne les atteignent pas. Ils ne font ni ne défont rien dans leurs sensations. Sachant horizontal le niveau des eaux tranquilles, ils méconnaissent que la mer est debout au fond de la vue; si le bout d’un nez, un éclat d’épaule, deux doigts trempent au hasard dans un coup de lumière qui les isole, eux ne se font jamais à n’y voir qu’un bijou neuf, enrichissant leur vision. Ce bijou est un fragment d’une personne qui seule existe, leur est connue. Et, comme ils rejettent à rien ce qui manque d’une appellation, le nombre de leurs impressions se trouve strictement fini d’avance!"
 
Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Paul Valéry, Pléiade, p.1253

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