dimanche 4 août 2024

Insu

 
« Assurément, il se publie toujours, en tous pays et en toutes langues, des livres dont les uns sont tenus pour des ouvrages de critique ou de réflexion, les autres portent le titre de roman, d'autres se disent poèmes. Il est probable que de telles désignations dureront, de même qu'il y aura encore des livres, longtemps après que le concept de livre sera épuisé. Cependant, il faut d'abord faire cette remarque : depuis Mallarmé (pour réduire celui-ci à un nom et ce nom à un repère), ce qui a tendu à rendre stériles de telles distinctions, c'est que, à travers elles et plus importante qu'elles, s'est fait jour l'expérience de quelque chose qu'on a continué à appeler «littérature», mais avec un sérieux renouvelé et, de plus, entre guillemets. Essais, romans, poèmes semblaient n'être là, n'être écrits que pour permettre au travail de la littérature (considérée alors comme une puissance singulière ou une position de souveraineté) de s'accomplir et, par ce travail, de se dégager la question:
« Qu'est-ce qui est en jeu par ce fait que quelque chose comme l'art ou la littérature existerait ? » Question extrêmement pressante et historiquement pressante (je renvoie ici à certains textes de L'Espace littéraire et du Livre à venir, ainsi qu'aux pages intitulées La littérature et le droit à la mort), mais que dérobait et continue de dérober une tradition séculaire d'esthétisme.
Je ne dirai pas que ce moment est dépassé: cela n'aurait guère de sens.
Quoi que nous fassions, quoi que nous écrivions - et la magnifique expérience surréaliste nous l'a montré -, la littérature s'en empare et nous sommes encore dans la civilisation du livre. Toutefois, le travail et la recherche littéraires -gardons ce qualificatif- contribuent à ébranler les principes et les vérités abrités par la littérature. Ce travail, en corrélation avec certaines possibilités du savoir, du discours et de la lutte politique, a fait émerger, non pas pour la première fois (puisque la répétition -le ressassement éternel- en est l'origine même), mais affirmée par les œuvres d'une manière plus instante, la question du langage, puis, par la question du langage, celle qui peut-être la renverse et se rassemble dans le mot, aujourd'hui apparemment et facilement admis, voire rendu usuel, mais, il y a à peine quelques dizaines d'années, dans sa simplicité neutre, le plus retranché et presque déraisonnable: écrire, «ce jeu insensé d'écrire».
Écrire, l'exigence d'écrire: non plus l'écriture qui s'est toujours mise (par une nécessité nullement évitable) au service de la parole ou de la pensée dite idéaliste, c'est-à-dire moralisante, mais l'écriture qui, par sa force propre lentement libérée (force aléatoire d'absence), semble ne se consacrer qu'à elle-même qui reste sans identité et, peu à peu, dégage des possibilités tout autres, une façon anonyme, distraite, différée et dispersée d'être en rapport par laquelle tout est mis en cause, et d'abord l'idée de Dieu, du Moi, du Sujet, puis de la Vérité et de l'Un, puis l'idée du Livre et de l'Œuvre, en sorte que cette écriture (entendue dans sa rigueur énigmatique), loin d'avoir pour but le Livre, en marquerait plutôt la fin: écriture qu'on pourrait dire hors discours, hors langage.»

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard
 
 
 

 
 
– Tout cela est un bien beau discours... et, dans le fond... un bien triste spectacle...
– Tout... serait-il un spectacle... mais?
– Mais... qu'en est-il vraiment, si j'ose dire... de notre réel...
– Aussi vrai que le grand balancier passe et repasse nous ne sommes point réels... à moins que...
– À moins que quoi?
– À moins que nous ne remettions en cause la notion de réel. Réfléchissez bien...
– Il nous faudrait pour cela une base sur laquelle nous puissions nous percher!
– C'est cela même! Prenons l'exemple de notre maître: Qui est-il?
– De lui, nous ne savons que ce qu'il nous a dit... et de ce qu'il nous a dit nous savons qu'il existe d'autres points de vue... De plus, nous savons qu'il lui arrive de douter ou, en tous cas de chercher quelque chose qu'il ne sait pas et... que nous pouvons, à notre insu... souvent... lui fournir.


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