dimanche 11 août 2024

Exil

 
« Un philosophe promenait toujours ses pas là où des enfants étaient en train de jouer. Et quand il voyait un jeune garçon qui avait une toupie, il était aux aguets. Et, dès que la toupie se mettait à tourner, le philosophe courait derrière elle pour l’attraper. Il faisait peu de cas des cris que poussaient les enfants qui essayaient de l’éloigner de leur jouet; s’il pouvait attraper la toupie pendant qu’elle tournait, il était heureux ; mais cela ne durait qu’un instant, il la rejetait ensuite sur le sol et s’en allait. Il croyait en effet que la connaissance d’une chose aussi mineure que, par exemple, la rotation d’une toupie, suffisait pour la connaissance du général. C’est pourquoi il ne s’occupait jamais des grands problèmes, cela lui paraissait une méthode peu économique. Si l’on parvenait à comprendre vraiment l’objet le plus minime, on connaissait le tout; c’est la raison pour laquelle il s’occupait exclusivement de la rotation de la toupie. Et chaque fois qu’il voyait qu’on s’apprêtait à mettre une toupie en marche, il avait l’espoir d’aboutir enfin; et, quand la toupie se mettait à tourner, son espoir se changeait en certitude, aussi longtemps qu’il courait hors d’haleine derrière elle; mais quand il tenait dans sa main le ridicule morceau de bois, il se sentait pris de nausée; les cris des enfants, qu’il n’avait pas entendus jusqu’alors et qui lui déchiraient soudain les oreilles, lui faisaient prendre la fuite; il titubait comme une toupie sous un fouet maladroit.»

Kafka, Le cavalier au seau à charbon et autres histoires fantastiques




– Où va-t’il?
– Nul part… Bon pied, bon œil, sans inquiétude, il y va.
– Bon pied! Vous ironisez... Il titube!
– N'en croyez rien...
 



– Il s’en allait au “nul part ”… Dans le vacarme des vagues qu’il entend comme de la musique, sans avoir dû s’exercer longuement, il danse sans vraiment savoir si c’était parce qu’il le désirait ou parce que les circonstances l’avaient mis en situation de le faire… c’était un exil semblable aux autres exils… et qui faisait suite à ce qui, s’il s’en souvenait, était sûrement déjà un exil… Comment eut-il pu savoir, tant son esprit, précédant les circonstances, en avait déjà pris le chemin. Il avait joué son rôle et déjà, maintenant, les vagues, s’enroulant sur elles-mêmes, comme des toupies, vacillaient … Pourrait-il longtemps encore les relancer, sans peur certes, mais aussi, probablement sans espoir, pour la suivre encore et encore, sachant que tout arrêt provoquerait la construction immédiate des murs d’une prison.
 – Sa prison…




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