mercredi 10 octobre 2018

(10) Sur la balance




– Hors du temps, dans un commencement, un corbeau, par la puissance immémoriale de ses croassements et la profonde humilité de sa prestance ne doutait pas un instant d'être le phénix des hôtes de la clairière, lumière de ces sous-bois. Enorgueilli du brillant de sa faconde, il regardait de haut le rossignol, perché sur une basse branche et qui, perdu dans les méandres du temps, lassé des bêtises infinies des chants caciques, se laissait aller à une folle, complexe et miroitale improvisation. Tous deux cherchaient à savoir qui chantait le mieux.
Et le corbeau d’y aller de son ancestrale et caverneuse voix: Croâ! Croââ! Croâââ!
Le rossignol à son tour d'enchanter de sa voix flûtée : Pfui! Pfuii! Pfuiii!
Et de chanter chacun leur tour sans être capable de se départager.
Passe par là, truffe à l'air, cul à découvert, roi de sa fange, Arlequin parfait crétin, un petit cochon.
Le corbeau aussitôt, plume drue et visage confit, fort de sa prestance de curé ailé, doucereuse et graveleuse à la fois, d'un large et bienveillant mouvement de sa longue et puissante aile, lui demande de les aider à savoir qui des deux chante le mieux.

« Chère rose... et humble Créature. Roi de l'étal...»

César prend son envol et reprend sa plaidoirie...  

« Noble sang, chair, graisse, muscle et tripe...
Toi en qui tout est bon...
Toi qui de toutes choses connaît les secrets.
Toi aux mérites reconnus et précieux.
Toi en qui je me reconnais.
Toi qui est comme notre Frère.
Toi qui ne craint de la terre l'humiliation.
Toi qui connaît le chemin secret des sombres et saintes... que dis-je... des Très Saintes Odeurs...»

Point n'est besoin d'initier le goret. La harangue est suffisante et la coupe est pleine... et le pourceau s'y vautre.

«– Votre Sainteté m'oblige...
Comment pourrais-je à ce devoir me refuser?»

Flatté dans son orgueil et par la feinte considération, n’ayant rien d’autre chose à faire, accepte de servir de juge, Arlequin frétille gaillardement des multiples boucles de sa queue et, littéralement, s'assied par dessus.
Le rideau s'ouvre et pour peu il participerait à la joute...
 en silence... il connaît les usages... il pense... ou quelque chose qui y ressemble... Hrrrro... hrrrrroo... hrrrooo

«Que voilà un passe-temps qui me fera grandir et rêver quelque peu!»

Le voilà qui s'assied doctement, ferme les yeux et le jeu recommence. Sur la balance les deux compères se jaugent.
Le corbeau : Croâ ! Croââ ! Croâââ ! et le rossignol : Pfui ! Pfuii ! Pfuiii !
Arlequin écoute et réfléchit. Se donne de grands airs et déclare pour gagnant le corbeau.
Le rossignol fond en larme.
Le cochon, bien-nommé mais un peu roublard, voyant cela dit au rossignol :
« Alors? Orgueilleux volatil! Vous pleurez parce que vous êtes blessé d'avoir perdu? »
Le rossignol, avant de prendre son envol, de répondre :
« Non ! Je pleure parce que j’ai été jugé par un porc!»



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