(9) Un peu comme tout le monde

Son bras vers la porte se tend vers ce qui l'emporte...

– La nuit dernière j'ai fait un rêve. Voulez-vous que je vous le raconte?
– Faites!
– Imaginez-vous! Deux hommes face à face...
– Comme deux fauves aux aguets?
– L’air de rien pourtant, les deux hommes se jaugent...
– Vous voulez dire qu'ils se regardent... comme dans un miroir?
– Ce serait une grave erreur de croire qu’ils font la même chose... 
– Que font-ils?
– Ce sont deux êtres pris dans le même mouvement. Un mouvement par lequel émerge, de temps en temps, comme une préhistoire, une lueur de salut.
– Une évasion?
– Une possible paix. L’un raconte, l’autre semble écouter avec attention mais regarde au loin…
– Alors?
– Alors le premier homme raconte…
– Que dit-il?
– Elle et lui, parfaitement étrangers, ensemble, pour les seules raisons du ventre, puis, chacun de leur côté, s’étaient enfuis. Une fuite, c’est cela, monsieur, c’est cela... Comme si rien d’autre n’était possible... une sorte de soumission... Attention, je ne dis pas que la soumission fut la même pour les deux, mais elle eut lieu en même temps. L’enfant que j’étais, fruit de leurs entrailles, l’enfant perdu qui me suit et que je suis, tour à tour perdus dans le labyrinthe de la vie. Dans le chaos tout s’inverse constamment, vous le savez. Cet enfant, fermez les yeux... vous le voyez? C'eût pu être... ce pourrait être... n’importe qui... Ce fut moi... Pendant longtemps... si longtemps... trop longtemps... c’était comme si je ne le savais pas. C’était comme si je n’existais pas. Mais ne croyez pas que cela m’empêchait de vivre, non, cela ne pouvait se faire qu’à la condition de mon effacement. Qu’est-ce que je veux dire par effacement ? Eh bien, c’était simple, il suffisait que je sois celui qu’ils voulaient que je sois. Comment? Un peu comme tout le monde? C’est cela...
Quand je vous regarde et vous entend dire cela... c’est vraiment comme autrefois... tout recommence et dire que c’est moi qui, dans votre tête, suis censé tourner en rond!
 
– Que voulait-il dire par là?

– Qu’est-ce que je veux dire par là?

– Cette voix n'est pas la vôtre. Je ne la reconnais pas.
– Je n'ai rien dit...
– Et pourtant je vous ai entendu!
– Elle parle à travers moi...
– Ce sont ces hommes, ou l'un d'eux, dont vous me racontiez l'histoire qui parle au dedans de vous... comme des prisonniers... écoutez-les...
– Une seule voix qui, comme au théâtre, dit les répliques de l'un et de l'autre... c'est bizarre... et il faut que cela tombe sur moi...
 
– C’est pourtant simple...
Que je vous dise simplement?
C’est vous qui tournez en rond...
Que je vous explique?
Vous ne manquez pas d’air...