mercredi 1 avril 2020

(1) Premiers mots


« Messieurs,

Les premiers mots qu’on vous adresse sont toujours d’une vérité particulière. Il est bien remarquable qu’un discours dicté par l’usage, un remerciement de cérémonie qui pourrait se réduire à une apparence gracieuse engendre nécessairement dans celui qui parle le même sentiment qu’il vous exprime, et un état de pure et parfaite sincérité. En ce point singulier d’une existence où l’on paraît un instant devant votre Compagnie, avant que de s’y confondre, toutes nos raisons d’être modestes, qui sont assez souvent paresseuses et profondément retirées, se font vives et puissantes. Nous sommes inspirés d’être pour nous plus sévères et plus difficiles que ne le fut l’Académie. Notre poids nous semble léger. Nos ouvrages nous sont une pincée de cendres ; et sur le seuil de votre audience, éprouvant invinciblement ce que l’on doit à votre faveur, on éprouve ce que l’on est et l’on se dit que tout arrive.
Vous m’avez facilement accordé de prendre parmi vous une ces places si honorables que tant d’hommes du premier ordre ont dû longuement désirer, et qu’il n’est pas sans exemple qu’avec tous les mérites du monde quelques-uns des plus grands aient attendue toute leur vie. Il ne serait pas humain, messieurs, que cette réflexion inévitable ne produisît en moi je ne sais quelle comparaison des destinées. Le passé saisit le présent, et je me sens environné d’une foule d’ombres que je ne puis écarter de mon discours. Les morts n’ont plus que les vivants pour ressource. Nos pensées sont pour eux les seuls chemins du jour. Eux qui nous ont tant appris, eux qui semblent s’être effacés pour nous et nous avoir abandonné toutes leurs chances, il est juste et digne de nous qu’ils soient pieusement accueillis dans nos mémoires et qu’ils boivent un peu de vie dans nos paroles. Il est juste et naturel que je sois à présent sollicité de mes souvenirs et que mon esprit se sente assisté d’une troupe mystérieuse de compagnons et -de maîtres disparus dont les encouragements et les lumières que j’en ai reçus m’ont conduit insensiblement devant vous. Je dois à bien des morts d’être tel que vous ayez pu me choisir ; et à l’amitié je dois presque tout.»

Discours de réception de Paul Valéry à l’Académie française, 23 juin 1927







 

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