samedi 31 août 2024

Lendemain


« L'«esthétique» est d'abord, comme son nom l'indique, aisthéton -sensiblement intuitionnable, immédiat. Mais, à l'évidence, ce n'est pas l'immédiat pur et simple; c'est-ce qui dans l'immédiat est insigne. On désigne par là -et c'est assez paradoxal- ce qui, dans les cas extrêmes, a pour caractère d'être «pointu» (...) En général, les extrêmes ont comme propriété d'être atteints par une approche assidue, se faisant de plus en plus lente. Dans l'immédiate proximité d'un sommet de montagne, on ne grimpe plus que très peu. Mais le sommet s'élève abrupt, allant jusqu'à s'isoler totalement de ce qui l'environne, jusqu'à la totale inaccessibilité.»

 Oskar Becker



 

Le lendemain du face-à-face fut une triste journée. Était-ce accidentel?  Était-ce la conséquence de la dispute du soir précédent ou l'effet cumulatif de plusieurs détails dont j'avais mal mesuré les conséquences possibles? Toujours est-il que l'accident eut lieu. Lorsque Désiré tenta de s’élever vers l’inaccessible, il eut une légère hésitation qui me fit tourner légèrement le corps de côté et Désiré, pris par son élan, me lança une ruade "en extension maximale" fort douloureuse, qui, si elle avait eut lieu deux centimètres plus à gauche m'eut privé d'une part importante de moi-même... et qui, sur le moment me fit perdre définitivement le fil de mon histoire...

 
Le réel et le le futur de Don Carotte
se présentent sous un jour nouveau
délivré de l'emprise de la désillusion
dans la chaude lumière du lendemain.
Lidane Liwl
Édition "À mots rompus" 



Alter ego

 
 
 
 

 
 
À l'aide précieuse de ses petites boules de lumière, Melchior arpente les coulisses du cirque déserté. Il advient que certaines lumières ne soient point les bienvenues en tous lieux ... En vérité, quelle ne sera point sa surprise lorsque au détour d'une colonnade, sans qu'il ne se doute d'être au centre de la piste, il va se retrouver nez-à-nez avec Désiré... lequel, par jeu, en secret, sourd et muet à l'agitation du monde, trahissant sa nature, l'âme pleine d'entrain, visant le très-haut, est en train de répéter les fascinantes et difficiles figures que lui impose celui qu'il croit être son alter ego...


vendredi 30 août 2024

Unique

 
 


 

Un flot de questions se pressent à l'entrée de ma bouche.
– Dites-moi Grand Fanfaron, pourquoi, au lieu de faire preuve de tant de juvéniles ardeurs, qui ne vous font que peu de bien, ne pas faire en public ce que je vous ai vu faire tout à l'heure avec tant de grâce, cette arrivée spectaculaire... ces hommes oiseaux qui jouent cette musique merveilleuse que vous semblez posséder vous aussi lorsque vous posez cette baguette si redoutée et que vous manipulez votre accordéon avec de si grandes caresses? Pourquoi ne pas en faire profiter un plus grand nombre?

Il planta ses yeux dans les miens et se pencha vers moi. Je ne le reconnaissais plus.
Je pense que ce fut l'unique occasion où il répondit à ces questions si pressantes.
Roulement de tambour: crescendo.
– Pauvre homme, crois-tu un seul instant que ce que tu crois avoir vu s'est passé réellement?
Un léger frisson courut le long de mon dos. Frottis de cymbale.
– Imagine toi ce qui se passerait si tout ce en quoi tu crois n'était que chimères et vanité?
Je ne me sentais pas très bien. Ma tête allait éclater. Roulement de tambour: assez fort.
– Crois-tu réellement que tout ce que tu as vu s'est réellement passé? Crois-tu réellement que celui que tu nommes Désiré soit aussi grand que tu le penses? Crois-tu réellement qu'à ton âge tu sois encore en train de grandir?
Un seul coup sur le tambour: très fort. Trop fort, trop de question. Ma tête n'est plus là. Violon désaccordé.
Deux oiseaux se sont posés sur le bord doré de mon assiette et picorent allègrement. On eut dit une piste où virevoltaient deux oiseaux géants. Ils se battaient pour le dernier morceau. L'assiette glisse au bord de la table, tangue dangereusement et tombe. Les éclats s'envolent dans le même mouvement que les deux oiseaux.
La table est vide. Comment ai-je pu voir un palais dans cette morne roulotte où j'ai peine à me retourner et que je puis prendre entièrement entre mes deux bras ?
L'accordéon rend son dernier soupir.
Le Grand Fanfaron dort à même la table sous laquelle je me fraye un chemin malaisé. Sans ouvrir les yeux, il marmonna, à mon intention, je suppose.
- Je ne suis que ce que tu crois que je suis.
Sous le ciel sans étoile, je cours et j'écarte à nouveau les bras dans l'espoir de ne rien y rencontrer.



Le réel et le passé de Don Carotte
se présente sous un jour nouveau
sous l'emprise de la boisson
et du Grand Fanfaron
dans la lumière glauque de son obscure roulotte.
Lidane Liwl
Édition "Les mots disparus"

Tentative

« Sur les premières eaux Il posa Ses deux pieds. Aux êtres d’ici-bas Il offrit l’air du monde. Il fit le ciel puissant et sans cesse mouvant, Il voulut que la terre obéisse à Ses lois et déploya sur elle une voûte semblable à une tente bleue sans cordes ni piquets. En six jours et deux lettres entre toutes sacrées Il pétrit les neuf cieux avec les sept planètes. Comme Il aurait lancé mille dés hasardeux sur la table des nuits, de son gobelet d’or roulèrent mille étoiles.»
 
 
Farid-ud-Din’ Attar, La Conférence des oiseaux, Seuil
 
 

Il fallait toujours que Sancho essaya de faire comme moi. Quand je parlais aux poissons, il tentait de parler avec les oiseaux. Et ces tentatives étaient presque toujours vouées à l'échec. Bien souvent, trop à mon goût, je devais sauver ce que je pouvais... Heureusement j'avais bon dos...

 

 

jeudi 29 août 2024

Olympe

 


« Certes, j'ai été jusqu'à un certain point honnête envers moi-même, de la seule manière possible pour un artiste: j'ai voulu tout dire sur moi-même, absolument tout. Mais l'illusion n'en a été que plus amère, car la littérature n'est pas un moyen adapté pour dire quelque chose d'un tant soit peu réel sur soi. Dès les premières lignes couchées sur le papier, il entre dans la main qui tient le stylo -comme dans un gant- une main étrangère, moqueuse, et ton image dans le miroir de la page s'éparpille de tous côtés comme du vif-argent, et voilà que de ses grains déformés apparaissent par coagulation l'Araignée, la Larve, l'Eunuque, l'Unicorne ou le Dieu, alors que tu ne voulais simplement parler, toi, que de toi. La littérature est tératologie.»


Mircea Cartărescu, La Nostalgie
Traduit du roumain par Nicolas Cavailles
P.O.L


 


 

 

La première véritable innovation à laquelle je songeais depuis longtemps et que je mis en place fut de plonger les spectateurs dans la nuit la plus profonde. Pendant ce temps, invisible et silencieux, ma tâche consistait à faire monter le Grand Fanfaron sur la partie haute du décor, que j'avais conçu et que nous surnommions: l'Olympe. Ce n’était pas un jeu d’enfant… Le Grand Fanfaron était joué par mon frère Sancho qui, devenu monstrueusement présent, y mettait plus que de l’application. Si, au début, il avait dû faire quelques efforts, très vite il fallut calmer ses ardeurs, tenter de d'alléger ses maladresses et le consoler de ses échecs. Sans résultat d’ailleurs.

 

L'irrésistible ascension et chute de Sancho,
au service de l'artifice et du merveilleux.
Lidane Liwl
Edition "Plus dure sera la chute"

 

Cérémonial

 

À notre corps, ce piège, Il donna cœur et foie. Notre âme, cet oiseau, Il la voulut poudrée d’étouffante poussière. Les chevaux océans courbèrent devant Lui leur crinière écumante, et les monts pris d’effroi par l’éclat de son œil furent pétrifiés. Il assécha le sable aux rives de la mer. 

Farid-ud-Din’ Attar, La Conférence des oiseaux, Seuil



Au sein du cirque, personne n'avait plus  l'air de croire à mon histoire et aux yeux de tous, j'apparaissais presque comme un enfant. L’oubli, en silence, fait son œuvre. Un enfant égaré sur le bord de la mer… Cependant, dès le moment où ma présence en scène devint plus ou moins régulière, mes connaissances… mes improvisations ou mes inventions en matière de théâtre furent vite mises à profit. En peu de temps j'avais acquis, ironiquement au début, le titre, maintenant envié, de "Maître du Cérémonial". Ce titre était un brin pompeux, mais il me plaisait. Il s’en fallait de peu qu’on ne me demande mon avis et mes conseils à propos de tout ou à peu près tout ce qui se passait dans notre caravane. Il faut dire que je ne manquais ni d'idées, ni de ressources.

L'irrésistible ascension de Don Carotte,
enfant presque prodige,
au service de l'artifice et du merveilleux.
Lidane Liwl
Edition "Êtres en paraître"

mercredi 28 août 2024

Rares moments

 


Dans les rares moments où je n'étais pas en piste et où je n'avais aucun travail à effectuer, j'observais. J'observais non seulement les artistes que j'admirais et desquels j'apprenais énormément, mais aussi les spectateurs. Parmi eux, j'en remarquais un certain nombre. Le plus remarquable était celui que vous pouvez observer sur l'image qui accompagne ces quelques mots. Sa douce compréhension, son sens de la poésie et du désintéressement alliés à la rigueur extrême me fascinait. J'avais l'impression de voir deux hommes à la fois. Lorsque je le vis je ne savais pas encore qui il était. Ce ne sera que beaucoup plus tard que je pensais pouvoir le reconnaître...
 

La seconde vie de Don Carotte
où l'enfant facétieux grandit,
lié étroitement aux monde qui l'entoure.
Lidane Liwl
Edition "Rêves et conquêtes"

 

Limites

 
« Les limites de notre monde sont les limites de notre langage.»

Wittgenstein




Sans le savoir, je grandissais... Comme Désiré grandissait plus vite que moi, je n’en savais rien, je ne m'en apercevais pas. La puissance de Désiré dépassait tout ce que l'on pouvait imaginer. C'était un spectacle vraiment impressionnant que de nous voir nous affronter dans la lumière de l'arène. Certes nous jouions et il arrivait que nous poussions au paroxysme certains de nos sentiments, afin que les spectateurs ne puissent retenir les leurs, mais le fait est que, malgré notre complicité, je ressentais quelque chose de véritablement extraordinaire dans ces moments-là...


La seconde vie de Don Carotte
où l'enfant facétieux va découvrir la peur,
liée étroitement aux joies de l'existence.
Lidane Liwl
Edition "Jeunesse & plaisirs"

mardi 27 août 2024

Ânon

 

 


Les blessures qui m'étaient advenues, en conséquences de ma chute, n'étaient pas aussi légères que je me plaisais à le croire. Je mis beaucoup de temps pour parvenir à les oublier. Mais lorsque ce fut le cas, cela se fit complètement. J'avais tout oublié, hormis la version qui me convenait:
– J'avais passé trois jours aux bons soins de la vache, de l'ânesse et des trois rois mages.
Quelques temps après, on me confia une tâche importante: l'éducation d'un ânon. Un ânon bien plus grand que moi et dont le prénom me fit sursauter. Imaginez ma surprise: il s'appelait Désiré... La raison de sa grande taille était qu'il était né le jour-même de mon arrivée... Arrivée que je croyais relativement récente... en réalité trois ans auparavant...


La seconde vie de Don Carotte
où l'enfant facétieux va découvrir avec bonheur
les joies de l'éducation.
Lidane Liwl
Edition "Jeunesse & croyance" 

Grandeur

 « On ne connaît jamais le monstre que cache l’autre.»



Les regards de trois rois, aussi tristes que leurs habits ringards, donnaient pourtant plus envie de sourire que de plaindre. Gaspard, qui était entré en dernier, cachant ses mains vides derrière les deux autres, prit la parole:
– Je te salue "Rescapé du ciel"! Que l'Histoire te vienne en aide. Mais pour commencer, accepte ces misérables cadeaux... Sache que nous étions autrefois riches et puissants, vois aujourd'hui ce que nous sommes, pour ma part c'est ce que je t'offre: la vision de ce que tu pourrais être un jour...
Ne comprenant rien à ce qu’il me disait m’offrir, je ne pus réprimer un petit sourire en voyant qu’il avait les mains vides… Mon attitude 
fort discourtoise ne lui échappa point… sans qu’il parut le moins du monde gêné.
– Nous voyons que tu souris, c'est un début encourageant, me dit Melchior.
Lui, n'avait pas les mains vides.
Il portait une boule lumineuse... qu’il m’était impossible de fixer et même de simplement la voir, tant elle était brillante. Je ne pouvais même pas en déterminer la grandeur.



La renaissance de Don Carotte
ainsi que l'ingénu dévoilement de trois rois déchus
qui lui offrent tout ce qu'ils ont.
Lidane Liwl
Edition "Nativité"

lundi 26 août 2024

Erreur et terreur

 


« C'est à moi à lui inspirer le libre exercice de sa raison, si je veux que son âme ne se remplisse pas d'erreurs et de terreurs, telles que l'homme s'en faisait à lui-même sous un état de nature imbécile et sauvage.»

Diderot



Grâce aux bons soins de ma nourrice, dont je n’ai point encore parlé, et des pastèques que m'avaient offertes mes amis,  bouffons, gardiens et rois, j'avais repris du poil de la bête. Au vu de ce qui m'était arrivé et de l’intérêt que ma personne et mon histoire suscitait, j'avais été engagé par le directeur du cirque. Je le soupçonnais, un peu, d’être intéressé et de vouloir en tirer un parti qui ne me semblait guère orthodoxe. Mais j'étais content d'avoir retrouver un cadre de vie qui me plaisait. Je paraissais pour de minuscules instants sur la piste pour assister l'un ou un autre membre de la troupe et pour cela je remettais ma fausse barbe et mon costume de théâtre. Cela me plaisait et cela avait l'air de plaire aux spectateurs. Il en était ainsi depuis un certain temps lorsqu’un soir, au détour d'un rideau, peut-être en plein milieu de la piste, impossible  de le savoir, les lumières brusquement s’étaient éteintes… et tout aussi brusquement une sorte de monstre menaçant me fit face.
–C'est moi, n'aie pas peur..!
J'étais tétanisé par la peur et incapable de prononcer un seul mot. Je ne savais pas qui c'était... 
Dans la nuit alentour j’entendais crépiter des éclats de rire.
– Viens ici p'tite crotte ! C'est moi, Melchior.
Je n'en revenais pas et je n'en croyais pas mes yeux. Ce n’était pas sa présence qui me faisait le plus peur… c’était ce qu’il avait dit! ahurissant! J’étais ahuri… Cependant la voix de cet homme était bien celle de Melchior que la peur m'avait masquée. Normalement… je ne me trompe jamais avec les voix et je reconnaissais aussi le moule à gâteau qu'il portait sur la tête… mais je ne reconnaissais pas cet être calme et réservé que j’avais rencontré… Il bouillonnait et bredouillait:
– Notre histoire, celle des trois rois, est un peu compliquée, me dit Melchior, qui était celui qui avait le moins de peine à s'exprimer. Nous ne sommes pas ceux que cous croyez… Nous portons de fausses barbes et sous ces barbes un peu tristes se cachent de joyeux lurons... Enfin c'est un peu du passé... Nous devrions utiliser l’imparfait… Mais de temps en temps, ajouta-t’il, j'aime faire de p'tites faces.
Il voulait dire de petites farces, comme plus tôt, il avait voulu dire carotte. Il aimait manger les mots. Un chose me tracassait tout de même. Melchior et ses deux frères m'avaient semblé être à peine plus grand que moi et là il m'apparaissait tel un géant...




La nouvelle vie de Don Carotte
ainsi que le facétieux dévoilement de trois rois déchus
qui lui offert tout ce qu'ils ont.
Lidane Liwl
Edition "Déclivité"

Danse

 

« Un philosophe promenait toujours ses pas là où des enfants étaient en train de jouer. Et quand il voyait un jeune garçon qui avait une toupie, il était aux aguets.
Et, dès que la toupie se mettait à tourner, le philosophe courait derrière elle pour l'attraper. Il faisait peu de cas
des cris que poussaient les enfants qui essayaient de l'éloigner de leur jouet; s'il pouvait attraper la toupie pendant qu'elle tournait, il était heureux; mais cela ne durait qu'un instant, il la rejetait ensuite sur le sol et s'en allait. Il croyait en effet que la connaissance d'une chose aussi mineure que, par exemple, la rotation d'une toupie, suffisait pour la connaissance du général. C'est pourquoi il ne s'occupait jamais des grands problèmes, cela lui paraissait une méthode peu économique. Si l'on parvenait à comprendre vraiment l'objet le plus minime, on connaissait le tout; c'est la raison pour laquelle il s'occupait exclusivement de la rotation de la toupie. Et chaque fois qu'il voyait qu'on s'apprêtait à mettre une toupie en marche, il avait l'espoir d'aboutir enfin; et, quand la toupie se mettait à tourner, son espoir se changeait en certitude, aussi longtemps qu'il courait hors d'haleine derrière elle; mais quand il tenait dans sa main le ridicule morceau de bois, il se sentait pris de nausée: les cris des enfants, qu'il n'avait pas entendus jusqu'alors et qui lui déchiraient soudain les oreilles, lui faisaient prendre la fuite: il titubait comme une toupie sous un fouet maladroit.»

Kafka, La toupie




J'étais, sans le vouloir, devenu l'attraction principale de tous les acteurs du cirque. Tous, ou presque, étaient venus à mon chevet. Chacun, par compassion ou par curiosité, voulait voir ce petit homme curieux, ressuscité entre les bras d’un âne et d’une vache après être mort en tombant du ciel. Les premiers qui me rendirent visite, après que j'aie repris mes esprits furent Melchior, Balthazar et Gaspard, bouffons gardiens et rois de leurs états. Ils étaient venus, tournant sur eux-mêmes fort gentiment m'offrir des cadeaux... Leur danse me fascinait tant que j’en perdais le sens commun.  Un jour, l’un d’eux m’apporta une toupie en cadeau.
 

La renaissance de Don Carotte au cirque
ainsi que l'ingénue apparition de trois rois
qui s'intéressent fort à son histoire.
Lidane Liwl
Edition "Nativité"

dimanche 25 août 2024

Génie

 
« Une expression latine exprime à merveille le rapport secret que chacun d'entre nous doit savoir entretenir avec son Genius: indulgere Genio. Il faut consentir à son Genius, s'abandonner à lui, nous devons lui céder tout ce qu'il nous demande, parce que ses exigences sont les nôtres, son bonheur notre bonheur. Quand bien même ses prétentions -nos prétentions - pourraient sembler déraisonnables et capricieuses, il est bon de les accepter sans discuter. Si, pour écrire, vous avez besoin - s'il a besoin - de ce papier jaunâtre, de ce stylo spécial, s'il faut précisément cette lumière pâle qui tombe de votre gauche, il est inutile de se dire que tout stylo quel qu'il soit fera l'affaire et que tout papier comme toute lumière sont bons. S'il ne vaut pas la peine de vivre sans cette chemise de lin céleste (et par pitié, surtout pas la blanche avec son petit col d'employé), si on sent bien qu'on ne peut pas s'en sortir sans ces cigarettes longues au papier noir, il ne sert à rien de se répéter qu'il n'y a là que des manies et qu'il serait temps, finalement, d'y mettre bon ordre. Genium suum defraudare, frauder son propre génie, signifie en latin: s'empoisonner la vie, se faire du tort. Genialis, géniale, en revanche, cette vie qui éloigne le regard de la mort et répond sans ambages à l'élan du génie qui l'a engendrée.
Mais ce Dieu si intime et si personnel est aussi ce qui en nous est le plus impersonnel, la personnalisation de ce qui, en nous, nous dépasse et nous excède. «Genius est notre vie, en ce qu'elle ne trouve pas en nous son origine mais que nous trouvons la nôtre en elle.» S'il semble s'identifier à nous, ce n'est que pour se révéler tout de suite après comme plus que nous, pour nous montrer que nous sommes plus et moins que nous-mêmes. Comprendre la conception de l'homme renfermée dans Genius signifie comprendre que l'homme n'est pas seulement Moi et conscience individuelle, mais que, de sa naissance jusqu'à sa mort, il cohabite avec un élément impersonnel et préindividuel. C'est donc dire que l'homme est un seul être à deux phases qui résulte de la dialectique compliquée entre une partie qui n'est pas (encore) individuée et vécue et une partie déjà marquée par le destin et l'expérience individuelle. Mais cette partie impersonnelle et non individuée n'est pas un passé chronologique que nous avons laissé derrière nous une bonne fois pour toutes et que nous poubons, éventuellement, nous rappeler par la mémoire; elle est toujours présente, en nous, avec nous et inséparable de nous, dans le bien comme dans le mal.»

Giorgio Agamben, Profanations, Rivages poche, p. 9-10


 

C'est ainsi que je me réveillerais, quelques jours plus tard, confortablement installé dans la crèche de mon bon génie, Désiré, et d’un bœuf, qui se révélera être une vache... Ce fut, comme une nouvelle naissance... Ma blessure à la tête s'était refermée sous l'action des langues râpeuses de mes hôtes...
 

La renaissance de Don Carotte au cirque
ainsi que l'ingénue apparition d'un nouvel âne
qui s'intéresse fort à son histoire.
Lidane Liwl
Edition "Renaissance"


Silence


C’est «  C'est à moi à de lui inspirer le libre exercice de sa raison, si je veux que son âme ne se remplisse pas d'erreurs et de terreurs, telles que l'homme s'en faisait à lui-même sous un état de nature imbécile et sauvage.»




Le silence est un mouvement complexe. Il creuse, s’accumule, se liquéfie ou assèche la mémoire. Tout cela en même temps. Un jour, marchant joyeusement sur un de ces chemins, le pied pied s’enfonce, le sol s’effondre, le souffle se raccourcit, la sensation de vertige, toujours plus fort, accélère les battements d’un cœur en plein naufrage. Commence alors une exploration involontaire où la maladresse affronte l’indicible et où les décombres s’enracinent, construisant à leur insu des forteresses dans lesquelles les voyageurs imprudents face aux incohérences chronologiques et narratives se perdront à leur tour. Les forces et les mystères à l’œuvre reproduisent en creux ces reliefs qui se défont avec une fidélité exemplaire…

samedi 24 août 2024

Résurrection

 

« À propos de la résurrection de la chair, les théologiens chrétiens se demandaient, sans parvenir à trouver une réponse qui pût les satisfaire, si le corps devait ressusciter dans la condition où il se trouvait au moment de sa mort (vieux peut-être, ou chauve et estropié) ou dans l'intégrité de sa jeunesse. Origène coupa court à cette discussion infinie en affirmant que ce n'était pas le corps qui devait ressusciter mais sa figure, son eidos.»

Giorgio Agamben, Profanations, Rivages poche, p. 26




Je crus mourir et en un éclair, je parcourus la distance entre la colline où nous étions, tout de même fort éloignée, de là où se trouvait le cirque. Je ne saurais jamais qui, de la force du vent où de celle de Désiré, fut la plus efficace pour ce transport. Toujours est-il que je me retrouvais empêtré, presque inconscient dans la toile du cirque et croyant que celui-ci, sous le choc, se serait effondré... Naturellement il n’en était rien. Ce n’était qu’une petite annexe, suffisante toutefois pour, dans l’état où je me trouvais, me faire croire à plus grand… et même… je n’ose le dire… à une résurrection…


L'arrivée angoissante et très brutale,
de Don Carotte au cirque
ainsi que l'ingénue disparition de Désiré
qui tire sa révérence.
Lidane Liwl
Edition "Ressource volante"


Un grand cri

 



Désiré poussa un grand cri que l'on entendit résonner loin à la ronde avant qu’il ne nous revienne avec la même puissance. Ce qui me mis presque totalement hors-jeu. Dans le même instant, sans m'avoir prévenu et sans que je puisse le prévoir il fit deux immenses ruades. La première me déstabilisa et la deuxième qui m'envoya en l'air... Je pris immédiatement conscience de la grandeur de Désiré au vu de la hauteur de laquelle allait commencer ma chute… mais aussi de la force du vent et de ma propre insignifiance.

L'arrivée angoissante, très approximative,
hérétique et angoissée de Don Carotte
et de l'ingénue disparition de Désiré
qui, au propre et au figuré,
tire sa révérence.
Lidane Liwl
Edition "Ressource volante"

vendredi 23 août 2024

À crédit

 
« Au fur et à mesure que j'écris, mes camarades de cellule s'assoient près de moi et regardent la télévision.
Je peux écrire n'importe où - le son et le mouvement ne me distraient pas. En fait, une fois que je commence à écrire, j'arrête de remarquer ce qui se passe autour de moi. J'entre dans une pièce invisible toute seule et je coupe mes liens avec le reste du monde.
J'oublie tout ce qui ne fait pas partie de ce sur quoi j'écris.
L'oubli est la plus grande source de liberté qu'une personne puisse avoir. La prison, la cellule, les murs, les portes, les serrures, les problèmes et les gens - tout et tout le monde mettant des limites à ma vie et me disant que vous ne pouvez pas aller au-delà" est effacé et disparu.
L'acte d'écrire abrite un paradoxe magique - c'est quelque chose dans lequel vous pouvez vous réfugier et vous cacher tout en vous ouvrant au monde et en vous répandant avec vos mots.
Il vous permet non seulement d'oublier, mais aussi d'être rappelé. »

Ahmet Altan, I never see the world again, Granta




Ce n'est que lorsque nous nous arrêtions que je pouvais observer Désiré. Il devenait de plus en plus nerveux. Depuis un certain temps il ne me parlait plus. Il semblait préoccupé. La dernière chose qu'il m'ait dite était que nous nous rapprochions... J'avais ajouté, comme pour plaisanter, mais à voix basse et sans savoir pourquoi:
– Dangereusement...
Simplement parce que la manière dont il avait parlé, me le fit penser. Il s'était légèrement cabré et effectué un tour complet sur lui-même, les naseaux grands ouverts. C'est alors que je vis au loin ce qu’il savait depuis longtemps:sur une colline toute semblable à celle sur laquelle nous nous trouvions, deux hommes arrimaient une grande tente. Ils attachaient des cordes à de gros rochers ronds, suffisamment lourds pour que le chapiteau ne fut pas emporté par les vents violents soufflant sur le sommet.



Je ne m’étais pas aperçu du fait que Désiré avait grandi pareillement. Je n’imaginais pas à quel point il était capable de ressentir et de réagir… comment aurais-je pu savoir… Aussi vite qu'une rivière de montagne pendant l'orage,  tout avait changé! Comment est-ce que cela fut possible? Je le saurais peut-être bientôt et il se peut que vous le sachiez bientôt... Ce n'est que lorsque nous...

Que le très éventuel lecteur me pardonne… cette interruption… J’écris, je dessine et j’oublie à crédit… Chaque jour je rembourse une petite partie… Quelques fois plus, et il m’arrive de verser intégralement ce que j’avais emprunté sans que, pour autant, la dette ne s’efface…




Chevauchées

 


« C'est à travers l'œuvre ainsi parachevée jusqu'en ses mécanismes les plus infimes que le cerveau s'éprouve et pressent le plus exactement la nature ineffable de son propre fonctionnement. Car les produits de l'esprit ne sont pas faits autrement que l'esprit lui-même.»

Études françaises 12, 3-4, p.182


Durant nos... ses longues chevauchées, auxquelles il m'avait aimablement convié, Désiré me parlait, l'air de rien, en orientant ses longues oreilles dans toutes les directions. On eut dit qu'il cherchait quelque chose. Ce qui m'amusait et m'empêchait de penser. Plus d'un fois, il me regarda droit dans les yeux et me tint de longs discours. Au début, l'incongruité de la situation me faisait sourire. Ce qui était déjà beaucoup. Puis, de jour en jours, je m'aperçus que ce qu'il disait avait un sens. Et même plusieurs... Un matin, dans l'aube naissante, il me remarquer une étoile un peu plus brillante que les autres.
- Regarde bien cette étoile et veille à ce qu'elle ne te quitte plus...



La séparation d'avec mon frère fut une épreuve bien plus douloureuse que je ne voulais laisser paraître. Désiré l’avait comprit sur le champ. Quand je n'arrivais plus à dormir il me prenait sur son dos, chose que nous n'avions jamais faite pendant les trois ans de notre périple théâtral et circassien.

La longue vie, encore solitaire, authentique,
pensive et quasi hérétique
de l'ingénu Don Carotte, 
et de son âne Désiré
qui y prend de plus en plus de place.
Lidane Liwl
Edition "Ressource psychique"

jeudi 22 août 2024

Magnanime

« Le locuteur, responsable de l’énoncé, donne existence, au moyen de celui-ci, à des énonciateurs dont il organise les points de vue et les attitudes. Et sa position propre peut se manifester soit parce qu’il s’assimile à tel ou tel des énonciateurs, en le prenant pour représentant (l’énonciateur est alors actualisé), soit simplement parce qu’il a choisi de les faire apparaître et que leur apparition reste significative, même s’il ne s’assimile pas à eux.»
 
Oswald Ducrot 


- Tu ne seras pas seul. Je serais magnanime. Nous partagerons le peu qu'il nous reste. Désiré t'accompagnera...
Je n'écoutais plus. Je ne savais comment faire pour me soustraire à son influence. J'avais en tête une quantité de souvenir qui ne voulaient pas s'endormir. C'est le petit chien "Sans nom" que je désirais comme compagnon, pas cet âne idiot qui ne savait que montrer le ciel avec sa queue. Il n'y eut rien à faire. Nos chemins se séparèrent...
Nous avions à peine fait quelques pas que "Désiré" me glissa à l'oreille en fermant les yeux :
- Je vais t'apprendre à trier consciencieusement l'important de l'accessoire. Tu vois, "ici", dans notre théâtre, ce n'est pas tant ce que nous disons ou ce que nous paraissons qui est important, mais notre présence réelle...
 Il ne finit pas sa phrase, emportée par un éclat de rire un peu bruyant, mais, pour le peu que je puisse que je puisse en juger, avec le peu de recul possible, sincère... Et puis il se mit à chanter... ce qui ne fit qu’envenimer la situation…

La longue vie solitaire, authentique,
pensive et quasi hérétique
de l'ingénu Don Carotte, de son frère Sancho,
et de son âne Désiré
qui n'ont guère plus de vingt ans et pourtant,
déjà, une longue histoire devant eux.
Lidane Liwl
Edition "Source hennissante"

Chute

 
Mon frère vint vers moi pour me tenir ce discours:
- Mon frère, jusqu'à ce jour j'ai supporté seul le poids de tes inerties. C'en est fini de ce théâtre. Je pose cet habit pour en prendre un autre. Ma vie sera désormais réglée par le grand livre...
- De quel livre parles-tu mon frère ?
- De celui-là même que nous découvrîmes ensemble, sur la montagne...
Je le compris vite. Il me faudrait redescendre de mon petit nuage. Celui qui était mon frère avait changé. Nous n'étions plus fait dans le même moule. Ce changement fut la cause du mien. Cette nouvelle chute n'était pas moins vertigineuse que la précédente. Et cette fois je serais seul.
- Non mon frère, tu ne seras pas seul...

La longue vie solitaire, fragmentaire,
pensive et quasi lyrique
de l'ingénu Don Carotte et de son frère Sancho,
qui n'ont guère plus de vingt ans et pourtant,
déjà, une longue histoire derrière eux.
Lidane Liwl
Edition "Source renaissante"

mercredi 21 août 2024

De la tête aux pieds

 


Pendant que je méditais à propos de tout et de la queue de l'âne, mon frère se livrait à d'étranges pratiques. Il se penchait dangereusement sur les bords de notre planète jusqu'à être complètement à l'horizontale, ce qui, normalement eut du le faire chuter dans les basses profondeurs du néant. Il n'en était rien. Il semblait aspiré par la clarté de la lune vers qui il se tendait de tout son corps. Les bras ouverts, les yeux fermés et la bouche ouverte, il s'offrait au firmament... Soudainement, son corps était traversé d'une énergie quasi électrique qui le faisait trembler de la tête aux pieds...
– Plus jamais je ne serais celui que j'ai été ! me dit-il, après s'être enfin relevé.
Je laisse le lecteur imaginer quels étaient  mon tourment et ma préoccupation…


La vie lunatique, mélodramatique,
pensive et quasi mystique
de l'ingénu Don Carotte et de son frère Sancho,
qui furent longtemps sans esprit.
Lidane Liwl
Edition "Source illuminée"

Esprit

 

 
Je ne sais pas comment nous nous en sommes sortis, je ne le saurais jamais. S’il est un paradis… il faut qu’il soit de ce monde…Toujours est-il que nous nous retrouvâmes dans une position familière que je me surpris à ne pas supporter du tout. Mon frère était devenu pesant et lui-même semblait penser la même chose à mon propos. La première parole qu'il me dit fut celle-là:
– Ce n'est pas ce que tu penses que les spectateurs entendent, mais ce que tu sembles penser. Ils sont attachés à l'apparence, c'est pourquoi ils nous ont attaqué!
Il me mettait la faute sur le dos. C'était probablement ce poids-là qui m'était insupportable... De plus il ajouta, non sans un certain paradoxe:
– Nous avons manqué d'esprit et nous ne sommes pas assez à la portée de ces gens qui nous voient comme des exemples...
Je ne comprenais, je l'avoue, pas grand-chose à ce qu'il avait voulu dire. Ce qu'il comprit. Alors il joignit le geste à la parole. Avec sa main, il me montra la lune qui était là devant nous:
– Regarde bien et "l'Esprit t'apparaîtra"!
Quelle sorte d’idée lui avait traversé l’esprit? Je n’en sais rien. Bien sûr, tout comme "Désiré", mon frère avait vu la mort en face... mais tout de même. C'était comme si, me faisant voir l'esprit, il avait perdu le sien...


La vie lunatique, mélodramatique,
pensive et quelquefois insupportable
de l'ingénu Don Carotte et de son frère Sancho,
qui furent sans esprit, bien que désormais sans théâtre.
Lidane Liwl
Edition "Source dans la lune"


mardi 20 août 2024

En sa besace

 


Peut-être posséderez vous un jour cette souveraineté naturelle qui fait de l’enfant un prince. On peut déjà l’avoir perçu, notre trouvère, dans sa jeunesse, de ses voyages, n'est pas revenu bredouille. Il couve en sa besace rapiécée quelques mots recyclés* que dans un élan aussi soudain qu'enflammé, il porte aux oreilles des invités, et plus particulièrement à celle des enfants:
"Ce seront ici les tragédies générales du monde, autant étonnantes que dignes de compassion, où sont représentés les plus furieux coups de revers de cette variable fatalité que les poètes ont appelé Fortune. Vous y verrez les décadences, les accidents prodigieux et les plus tristes reliques des ouvrages du malheur d'un nombre infini de grands princes qui excitent la postérité aux larmes et aux regrets, par le souvenir de leurs afflictions. L'excès de la grandeur où le Ciel les avait élevés a rendu leur chute plus violente. Eux qui avaient vécu comme les poulpes dans les eaux douces, sont morts comme les dauphins parmi les tempêtes. Leurs couronnes furent faites de cyprès, et leurs sceptres de bois de myrte. Leur vie ne fut qu'un songe, leurs magnificences que des éclairs, et cette gloire mondaine qui les séparait du commun des autres personnes, qu'une éphéméride qui finit à son commencement."

*Dédicace de Pierre Boitel, sieur de Gaubertin
Au très-vertueux et très-illustre Vincent Bouhier, Sieur de Beaumarchais, Baron du Plessis aux Toumelles, conseiller du Roi, en ses Conseils d'État et privé, trésorier de son épargne, et intendant de l'Ordre du Saint Esprit, etc.


La vie intemporelle, historique, amoureuse et quelques fois tragique
de l'ingénu Don Carotte et de son frère "Ô Sang Chaud"
Lidane Liwl
Edition "Source littérale"

Bon dos

 

 



 

.... En attendant... par un secret mouvement de nos pensées s’accordant à ceux de la nature… dans l'urgence et les cahots, nous avions revêtu nos lourds manteaux d'hiver pour nous protéger des chocs violents. Nous laissâmes entrer notre brave âne "Désiré" qui venait de voir la mort en face. Jamais encore il n'était monté sur la scène. Ce fut la première et la dernière fois qu'il entrait... enfin c'est ce qu’à ce moment là nous croyions... Quand les éléments se furent calmés et, sachant que cela ne finirait jamais, nous nous mîmes à réfléchir. Il était temps de faire preuve de sens pratique. Sans moyen de nous retirer de cette vigilance à laquelle notre auteur nous a condamné, nous enlevâmes nos manteaux et c'est en costume de scène que je pris les choses en main. Mon frère se hissa tant bien que mal sur mes pieds et tentait de garder son équilibre grâce à des mouvements de bras que je lui enseignais rapidement et qui rappelaient ceux des oiseaux. Je ne pouvais les porter tous les trois. "Désiré" prit place sur le dos de mon frère pour me ménager, et accepta de mauvais gré de prendre notre petit chien sur le sien... À peine furent-ils installés que notre théâtre, privé de soutien, promis au faste, commença sa longue et vertigineuse chute vers les cendres...

La vie théâtrale, mélodramatique,
déséquilibrée et quelquefois cosmique
de l'ingénu Don Carotte et de son frère Sancho,
qui furent comédiens, bien que désormais sans théâtre.
Lidane Liwl

 

lundi 19 août 2024

Vigilance

 



"L’insomnie est faite de la conscience que cela ne finira jamais, c’est à dire qu’il n’a aucun moyen de se retirer de la vigilance à laquelle on est tenu. Vigilance sans aucun but. Au moment où on y est rivé, on a perdu toute notion de son point de départ ou de son point d’arrivée. Le présent, soudé au passé, est tout entier héritage de ce passé; il ne renouvelle rien. C’est toujours le même présent ou le même passé qui dure. Un souvenir —ce serait déjà une libération à l’égard de ce passé. Ici le temps ne part de nulle part, rien ne s’éloigne ni de s’estompe. Seuls les bruits extérieurs qui peuvent marquer l’insomnie, introduisent des commencements dans cette situation sans commencement ni fin, dans cette immortalité à laquelle on ne peut pas échapper, toute semblable à l’il y a, à l’existence impersonnelle. Vigilance, sans refuge d’inconscience, sans possibilité de se retirer dans le sommeil comme dans un domaine privé. Cet exister n’est pas un en-soi, lequel est déjà la paix; il est précisément absence de tout soi, un sans-soi." 

Emmanuel Levinas

 

Perpétuelle transformation

 

« C'est à travers l'œuvre ainsi parachevée jusqu'en ses mécanismes les plus infimes que le cerveau s'éprouve et pressent le plus exactement la nature ineffable de son propre fonctionnement. Car les produits de l'esprit ne sont pas faits autrement que l'esprit lui-même.»

Jean-Michel Paquette, Introduction à la méthode de Jacques Ferron



 – Comment se fait-il que votre costume soit à nouveau celui que vous portiez avant hier?
– Un jour c’est l’un… un jour c’est l’autre… nous n’y pouvons rien… Comment expliquer les perpétuelles transformations dont nous sommes l’objet! C’est chose parfaitement impossible et cela n’en finit pas!
– Il y peu vous pensiez pourtant que plus jamais vous ne porteriez votre costume de scène!
– Tout cela est à la fois, si j’ose dire, ineffable et terrifiant!
– Tout comme le mouvement des planètes dont nous sommes les hôtes passagers…
– Comme la toupie!
– Que voulez-vous dire?
– Que tout comme nous la toupie tourne sur elle-même en même temps qu’elle tourne avec la planète sur laquelle elle tourne…
– Cela vous plait-il?
– Pourquoi cela ne me plairait-il point?
– Nous sommes guère plus que des marionnettes entre les mains de notre auteur. On dirait que notre existence est impersonnelle…Où cela nous mènera t’il?
– La question n’est pas là.
– Et où se trouve t’elle?