jeudi 10 décembre 2015

10 décembre (132) Paraître

Épisode 132
 
"Pendant ce temps vos cellules mangent,
se font manger, se transforment, dorment, se réveillent, se reproduisent,
vieillissent et meurent sans que jamais vous ne puissiez,
en un seul regard, les embrasser."

Walid Neill, Tristes regards
 
 
  – Je vais être comme ces immeubles
dont on a vidé l'intérieur en sauvegardant la façade.
Avec ceci comme différence avec eux
que ce qui subsistera de moi sera ce qui mériterait le plus de disparaître.
En l'état, le paraître du bâtiment ne sera pas le mien...
 
 

Cher Justin
Il y a peu, alors que j'étais encore connu, c'est un bien grand mot pour dire le tout petit cercle dans lequel je vivais, sous le nom de Ante Penúl, par le fait d'une colère venue d'on ne sait où, j'avais  perdu celui qui fut mon guide, c'est un grand mot, mais il contient une petite part de vérité. Je repense souvent à tout ce qui s'est passé en si peu de temps. Particulièrement  à ce repas tout-à-fait particulier auquel je fus invité. Le petit cercle d'amis dans lequel j'avais été admis se réunissait de temps à autre dans les zones désertées de la ville. Un certain nombre de questions, beaucoup même, que je me posais étaient restées sans réponses. La manière dont ces repas étaient organisés me troublait profondément. L'un deux avait eu lieu dans un chantier tout proche de l’abri que je partageais avec mon guide.
– En fait c’était l'inverse... c'était surtout lui qui partageait...
La réunion avait lieu dans un immense chantier. Une vieille église chancelante avait dû être rasée et il ne subsistait d'elle que la trace de son inscription sur le sol de terre battue. Selon les habitudes de mes hôtes, les couverts avaient été disposés à même le sol qui avait été nettoyé de tous les gravats et légèrement humidifié pour éviter la poussière. Une bâche blanche barrée de deux lignes rouges, usagée mais propre, récupérée sur le chantier d'à côté, formait un rectangle qui ressemblait de loin à une tache de lumière. De loin, passant sous la chaîne qui préservait l'enceinte, je m'étais demandé s'il s'agissait d'un rai de lumière descendu du ciel. J'étais étonné parce que, la mystique n'étant pas ma tasse de café, je me croyais à l'abri de ce genre de manifestation. Bientôt mes sens furent encore une fois abusés: pendant un instant s'établit l'idée qu'il y avait là une sorte de trou duquel jaillissait une lumière... C'était insensé, bien sûr... Mais c'est ainsi que je le ressentis. Fort heureusement cela ne dura pas. Ils entreprirent de mettre la table. Le mot est mal choisi... de table il n'y eut pas. Les couverts, de carton, furent disposés à même le sol, enfin pas tout-à-fait... je devrais dire sur la nappe et j'ai failli dire sur le tapis, puisque pour nous assoir nous avions du pénétrer sur la table. Nous avions trouvé, tout-à-fait par hasard, un de ces hasards fréquents dans les grandes villes où tout fini par être jeté pour cause du plus léger défaut, un carton contenant quelques verres à pieds assez mal ajustés et pour quelques-uns légèrement ébréchés, j'ai failli dire éméchés... 
Nous avions ri de bon cœur en entendant l'un de nous dire:

– Ils sont aussi mal foutus que nous et comme nous ils semblent boiter. 

Ces détails mis à part, naturellement ils firent "l'affaire". La table et le couvert ayant été mis, les bouteilles dépareillées alignées, chacun de nous s'assit presque religieusement... L'influence du lieu sans doute... Et puis quelques morceaux de pain furent cérémonieusement amenés. Oh il n'y en avait pas beaucoup et nous avions faim. De fait nous n'avions qu'un pain pour deux convives... Et c'est ce qui s'est passé ensuite qui restera le plus longtemps gravé dans ma mémoire. Ces petits pains étaient servis entier et personne ne s'était permis de les toucher avant que mon camarade qui me servait de guide ne donne le signal du partage. Un partage que l'en eut dit qualifié de cérémoniel si les piliers de l'église eussent été encore debout. Le principe, non formulé, mais actif, voulait que celui qui avait un pain dans son assiette se tourne vers son voisin de droite en lui présentant son pain afin qu'ensemble ils le rompissent...
Je dois vous le dire, Très Cher Justin, ce geste, commun mais loin d'être banal, m’émut.
Puis nous nous saisîmes de nos verres, aux pieds tous plus ou moins abîmés, et nous les levèrent en plein ciel, fort heureusement découvert. L'un de nous, pour plaisanter sans doute, mais avec pudeur, fortement imprégné d'un sacré disparu, symbolisé par la ruine dans laquelle nous nous étions installés prononça sur le ton du prêtre bien en chaire:

– Sous la lune et quelques étoiles, levons nos calices et que le feu de la vie brille et rende intelligent ce qui n'était que de l'eau et que la magie des rayons du soleil a fait vin... J'ai dit vin et non pas vain... Voyez, bonnes gens, comme l'esprit s'élève en même temps que nos mains!

Cela suscita quelques sourires, mais point de rire. Je n'étais sûrement pas le seul de cette assemblée de naufragés, à être touché par ce qu'il pouvait y avoir de fraternel en cet instant. Peut-être est-ce dans ces instants vécus ensemble, le simple fait de les vivre ensemble et pas forcément dans ce qu'ils évoquent, que nous trouvons un peu de cette force trop souvent absente de nos esprits fatigués.



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