vendredi 10 novembre 2017

Les mains du destin


"Je suis un homme qu'on ne voit pas. Non, rien de commun avec ces fantômes qui hantaient Edgar Poe; rien à voir, non plus, avec les ectoplasmes de vos productions hollywoodiennes. Je suis un homme réel, de chair et d'os, de fibres et de liquides - on pourrait même dire que je possède un esprit. Je suis invisible, comprenez bien, simplement parce que les gens refusent de me voir. Comme les têtes sans corps que l'on voit parfois dans les exhibitions foraines, j'ai l'air d'avoir été entouré de miroirs en gros verre déformant. Quand ils s'approchent de moi, les gens ne voient que mon environnement, eux-mêmes, ou des fantasmes de leur imagination - en fait, tout et n'importe quoi, sauf moi. Mon invisibilité n'est pas davantage une question d'accident biochimique survenu à mon épiderme. Cette invisibilité dont je parle est due à une disposition particulière des yeux des gens que je rencontre. Elle tient à la construction de leurs yeux internes, ces yeux avec lesquels, par le truchement de leurs yeux physiques, ils regardent la réalité. Je ne me plains pas, je ne proteste pas non plus. Il est parfois avantageux de n'être pas vu, encore que, dans l'ensemble, cela vous porte plutôt sur les nerfs. Et puis, aussi, ces gens dont la vision est mauvaise se cognent à vous sans arrêt. Ou même, il vous arrive souvent de douter réellement de votre existence. Vous vous demandez si vous n'êtes pas simplement un fantôme dans l'esprit d'autrui. Disons, un personnage de cauchemar, que le dormeur essaye désespérément de détruire."

Ralph Ellison, Homme invisible, pour qui chantes-tu ? trad. Magali et Robert Merle, Paris, Grasset
 


Amputé de ses deux mains, Pinocchio, l'Autre, s'en remet au hasard. Invisible pour les autres dont il est le miroir, tant bien que mal, fuyant la foule, il emprunte une barque à sa mesure espérant ainsi gagner l'une de ces îles beaucoup moins fréquentées sur lesquelles, il l'espère, il puisse retrouver le calme et l'énergie nécessaire pour s'échapper des mains du destin et de ses fantômes qui sans le savoir, à tous moments, le frôlent sans le voir...


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