jeudi 28 décembre 2017

Dépouiller de sa gangue...



"Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m'apprête à raconter mes expéditions. Mais que de temps pour m'y résoudre! Quinze ans ont passé depuis que j'ai quitté pour la dernière fois le Brésil et, pendant toutes ces années, j'ai souvent projeté d'entreprendre ce livre; chaque fois, une sorte de honte et de dégoût m'en ont empêché. Eh quoi? Faut-il narrer par le menu tant de détails insipides, d'événements insignifiants? L'aventure n'a pas de place dans la profession d'ethnographe; elle en est seulement une servitude, elle pèse sur le travail efficace du poids des semaines ou des mois perdus en chemin ; des heures oisives pendant que l'informateur se dérobe ; de la faim, de la fatigue, parfois de la maladie ; et toujours, de ces mille corvées qui rongent les jours en pure perte et réduisent la vie dangereuse au cœur de la forêt vierge à une imitation du service militaire... Qu'il faille tant d'efforts, et de vaines dépenses pour atteindre l'objet de nos études ne confère aucun prix à ce qu'il faudrait plutôt considérer comme l'aspect négatif de notre métier. Les vérités que nous allons chercher si loin n'ont de valeur que dépouillées de cette gangue. On peut, certes, consacrer six mois de voyage, de privations et d'écœurante lassitude à la collecte (qui prendra quelques jours, parfois quelques heures) d'un mythe inédit, d'une règle de mariage nouvelle, d'une liste complète de noms claniques, mais cette scorie de la mémoire: «A 5h30 du matin, nous entrions en rade de Recife tandis que piaillaient les mouettes et qu'une flottille de marchands de fruits exotiques se pressait le long de la coque», un si pauvre souvenir mérite-t-il que je lève la plume pour le fixer?"

Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss 




Pendant que Pinocchio, l'Autre repêche ce qu'il peut, tant bien que mal, s'appuyant sur les notions qu'ils ont apprises, les perroquets affinent leurs idées sur la vie. Ils sont parfois surpris de constater jusqu'à quels lointains ces idées les entraînent.

– Dans quel gangue sommes-nous  enfermés?

– C'est étrange, quand je vous entends dire cela, je crois entendre mon maître... 

– Il y a plein de raison à cela, mais vous le savez aussi bien que moi...

– Ce n'est pas ce que je voulais dire. Je ne parlais point du ton de votre voix. Je parlais de ce que vous disiez. Il m'a semblé que je ressentais parfaitement le même sentiment , en vous écoutant, que je ressentais lorsque je me mis à comprendre ce que me disait mon maître. La première fois que je m'aperçus que j'entendais clairement la signification de ce que je disais et non seulement les effets que produisaient les mots que je répétais. Certes ce que je disais n'étais pas quelque chose d'important, peut-être n'était-ce qu'un pauvre souvenir, mais c'était étrange et surtout: nouveau. Une sorte d'euphorie née de cette compréhension.





– Un désir combiné de savoir et de pouvoir... les deux seraient-ils indissolublement liés..?

– Devrions-nous abandonner les deux dans le même temps?

– Difficile de le dire. Mais posez-vous la question: iriez-vous jusqu'à dire que le pouvoir commence là où finit le savoir?

– En tous cas cela mérite réflexion...


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