samedi 19 août 2017

Un équipage de fortune



"Je rêve de l'autre univers, celui qui surgit du nôtre. Je me plais à imaginer mon ivresse dans cet univers-là, entouré de significations entièrement nouvelles. J'imagine l'étonnement bienheureux de l'amnésique. Je m'imagine abandonné dans une ville fantôme qui m'est inconnue; là où vivaient autrefois des millions d'hommes, les quartiers, les rues, les ponts, les mosquées, les navires, tout est désert, et alors que j'errerais sur ces places vides et fantomatiques, je me souviendrais, les larmes aux yeux, de mon passé et de ma ville à moi, et je me verrais marcher à pas lents vers..."*




À bord de l'Abysse le pas lent des matelots, dont fait partie Platon l'Ancien, tranche avec l'excitation des Officiers. Selon ces derniers, qui veulent être les premiers, Tout serait urgence... lutte contre le laxisme, mobilisation, engagement et prise en main.

– Nous réfléchissons et vous faites. Seule l'action compte... et cette action, selon la Grande Tradition des Vrais Marins ne peut avoir lieu qu'au large du temps, là où les Anciens (comme nous qui en sommes les représentants) y ont établis les règles que vous avez promis de suivre...

Pour l'instant, force est de constater qu'en public et pour le peu qu'ils communiquent, les officiers se tiennent plutôt bien. L’apparence est sauve, mais l'irritation, à peine perceptible de loin, et la menace sous-jacente ne sont pas loin de la surface. En tous cas pour certain.


– ... et le temps ainsi nous serait conté... répond ce qui reste de l'équipage.

Un équipage de fortune, à peine de quoi faire fonctionner un tout petit bateau par temps calme. La réponse est faite à l'unanimité. Mais cette unanimité serait trompeuse si elle était considérée comme une entité homogène: "comme un seul homme". C'est bien loin d'être le cas et pourtant une commune détermination, un consensus, exemplaire à défaut d'être parfait, est né de cette concertation qui respecte l'avis des uns et des autres. Avis qui sont pourtant souvent diamétralement opposés sur certains points. En tous cas pour un temps...

– Peu importe le temps. Le temps du ciel n'est point celui de la terre.

– Vous pensez, nous obéissons, tels sont les rôles auxquels  nous aurions souscrit... Pourquoi croirions de tels enfantillages?

À cette question, comme à tant d'autre, un discours bien rôdé, se voulant bienveillant mais gavé de casuistique, leur répond. Un discours auquel il est bien difficile de répondre dans l'urgence. Or l'urgence, à toutes les sauces, est servie régulièrement presque à tous les repas sur l'Abysse et ce accompagné du rituel immuable de la lecture des principaux chapitres du Sacrosaint Règlement.

Dans son ensemble calme et réfléchie, une sorte de révolte, au sens propre, a pris naissance. Pourquoi cet état d'urgence? Certes, le bateau n'est pas prêt de naviguer et le faste d'antan est enterré. Mais le bateau, même s'il prend feu et eau régulièrement, est bien amarré dans le port et ne craint rien.



– Avez-vous vu les éclairs?
– Le temps se gâte... et loin d'éclairer quoi que ce soit, ces éclairs nous aveuglent...
– Le temps qu'il fait dans le ciel n'est point différent de celui qui règne sur la terre...
– Le vent du ciel réclame son dû et ravage ce qui vient de la terre...
– Croyez-vous qu'ils veulent la tête du Cap'tain? 



* Ohran Pamuk : “Le livre noir”, folio 


Aucun commentaire: