mardi 30 janvier 2024

Destinée

 

J'ai évoqué ce qu'on appelle « le premier jet en prose », qui, dans certains cas, a été conservé. Que sont ces petites pages de prose énigmatiques, qui semblent une paraphrase si maladroite et mal écrite des Canti, et contiennent pourtant, selon toute vrai-semblance, le noyau magmatique et ardent, l'embryon palpitant du poème? Comment faut-il lire ces pages? Avec un œil vers le texte achevé pour tenter de comprendre de quelle manière un organisme parfait a pu se développer à partir d'un fragment aussi insignifiant, ou en elles-mêmes, comme si elles contractaient de manière miraculeuse en quelques lignes le jet jaillissant et la dictée de la poésie ? Le problème se complique d'un tour si nous pensons aux esquisses et croquis, aussi bien pour ce qui est de la littérature que des arts visuels, quand au jet originaire n'a correspondu aucune œuvre achevée. Les journaux de Kafka sont remplis de début- parfois très brefs - de récits jamais écrits, et dans l'histoire de l'art, nous rencontrons souvent des esquisses qui semblent renvoyer à un tableau qui n'a jamais été peint. 

Giorgio Agamben, Le feu et le récit, Rivages poche, page 135

 


 

J'avais le sentiment d'être oublié de tous. Pendant plus d'une année j'arpentais les îles sans comprendre comment je pourrais m'y débrouiller... Aussi avais-je cessé d'écrire et d'illustrer mes rapports qui étaient devenus une sorte de poids que je devais, allez savoir pourquoi... trimballer avec moi jusqu'au jour où je m'aperçus que personne ne les attendait vraiment. Peut-être étaient-ils, secrètement lus, divertissants pour certains... je ne le saurais probablement jamais... Ce que je savais c'est qu'ils ne pouvaient être ce qu'ils étaient destinés à devenir puisque de devenir ils n'avaient point... Ce n'étaient et ce ne sont encore que des prémisses, des fragments auxquels il manque un développement...

Malgré tout et peut-être malgré-moi, je circulais et, finalement, je découvris, dans certains endroits que j'avais déjà traversés, certains lieux dans lesquels tout un peuple d'animaux me regardaient et que moi, jusqu'alors je n'avais pas vu. C'est un fait curieux qui m'a fait comprendre qu'ils étaient là et moi je traversais leur territoire sans en avoir conscience ni même en avoir la moindre intuition... Je savais certes que nombre de bêtes pouvaient divaguent dans ces latitudes et ces hauteurs... mais mon regard, obnubilé par ce que je savais, n'était pas aiguisé. Je n'avais pas réalisé  qu'il pouvait y avoir une présence. J'avais aperçu les arbustes dont j'ai déjà parlé et puis ils ont disparus sans que j'en saisisse la raison ni même la cause. Sans que je n'en retrouve la moindre trace... Et puis brusquement sans aucune raison je les retrouvais ailleurs où à la même place sans que je puisse aucunement y trouver quelque explication rationnelle.

 

Aucun commentaire: