lundi 4 décembre 2023

D'ici

 
 

« L'homme qui s'exprime vraiment ne traduit pas. Il laisse le mouvement se faire en lui jusqu'à son terme, laissant ce même mouvement grouper les mots à sa façon.

L'homme qui parle n'a pas le temps de traduire. (...) Nous avions deux langues: une qui passait pour "la bonne", mais dont nous nous servions mal parce qu'elle n'était pas à nous, l'autre qui était soi-disant pleine de fautes, mais dont nous nous servions bien parce qu'elle était à nous. Or, l'émotion que je ressens, je la dois aux choses d'ici...»


Lettre de C.F. Ramuz à Bernard Grasset
 publiée pour la première fois en 1928 (Zoé, 2015)

 


– Que dit-elle?
– Je ne sais pas…
– Je n’entends rien à ce qu’elle dit… mais ce qui sur elle agit me met en mouvement à mon tour et me donne à penser...
– Je voulais dire que ne sais pas si c’est il ou elle…
– Peu importe "il" est "une"… il est une marionnette!
– Pour autant qu’il soit sexué…
– Tous les Pinocchio sont des garçons, c’est bien connu…
– Pourquoi m’entraîner sur ce terrain miné?
– De quel terrain parlez-vous?
– Celui des conventions…
– Au lieu de…
– … raviver le goût de l’existence réelle…
– Venant de vous… c’est un sommet!
– Il parlait de sa langue perdue…
– Langue de bois… je suppose…
– Vous avez l’humour grinçant…
– Dindonnerie aiguë! Poétique volatile!
– Qu’est-ce là?
– Ce n'est point notre langue!
– Restez poli!
– Et vous! Restez où vous êtes!
– Ce n’est pas un lieu mais un état…
 
 
Extrait du petit cahier bleu, rédigé sous la dictée de Pinocchio l’Autre, par l’enfant Lune

Suspendu dans le temps je prêtais innocemment l’oreille aux propos de deux perroquets vaguement familiers. Ils étaient discrètement apparus sans que j’y aie pris garde … ou peut-être étaient-ils là bien avant ma propre arrivée… Je savais qu’ils ne faisaient que répéter des mots qui leur venaient d’un ailleurs parfaitement incompréhensible et mystérieux pour moi… mais, peu à peu, je me rendis compte combien leur situation était d’une certaine manière semblable à la mienne même si pour eux l’essentiel n’était pas dans les mouvements du corps mais dans ceux de la langue et surtout, pour eux comme pour moi, la distance entre l’action et ce qu’elle montre était grande… En effet quand mon corps bouge je donne l’impression que je bouge … or il n’en est rien… je suis bougé… Eux, ils donnent l’impression de parler alors qu’ils ne font que répéter… Ce qu'ils imitent semblent l'écho d'une voix lointaine... que j'entends et connais, moi aussi. Tout cela, en mon état, je le pensais vraiment… je faisais au mieux les gestes justes, mais le doute, qui ne dépend pas de nous, déjà, faisait son chemin… pour eux, comme pour moi… et cela je ne le savais pas…
Chassez le naturel… il revient au galop… À force de faire semblant de parler, les perroquets en étaient venus à ce qui arrive aux hommes quand ils parlent trop… Pour eux … je ne sais pas encore… mais pour moi… si traduire les mouvements de mon corps en paroles me demande beaucoup et m’épuise, je me dois de dire qu'il arrive que cela m’éclaire un peu…





 

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