lundi 18 décembre 2023

Oubli soudain

  
« Dans cette perspective, il existe une analogie structurale entre le corps et la langue. En effet, la langue – en particulier sous la forme de la langue maternelle – se présente pour chaque locuteur comme ce qu’il y a de plus intime et de plus propre; cependant, parler d’une propriété et d’une intimité de la langue est certainement une erreur, du fait que la langue arrive à l’homme de l’extérieur, à travers un procès de transmission et d’apprentissage qui peut être difficile et pénible et est plutôt imposé à l’enfant que voulu par lui.
Alors que le corps semble particulier à chaque individu, la langue est par définition partagée avec les autres et, comme telle, objet d'un usage com-mun. Comme la constitution corporelle selon les stoïciens, la langue est donc quelque chose avec lequel le vivant doit se familiariser par une plus ou moins longue oikeiosis, qui semble naturelle et presque congénitale; néanmoins - comme en témoignent les lapsus, le bégaiement, les oublis soudains et les aphasies - elle est et reste toujours en quelque mesure étrangère au sujet parlant.»

Giorgio Agamben, Création et anarchie, Rivages, p. 75

 

 
Six-cents-huitième rapport de Don Carotte
Extrait du petit livre rose
 
Je ne crois pas me souvenir très bien de mon arrivée chez M. Pseudo, psychiatre de son état. Ce dont je me souviens c'est que je suivais pas à pas Platon le Petit. Pourquoi en étions-nous arrivés là? Je ne sais... Je crois me souvenir qu'il m'y avait emmené sous le prétexte qu'il avait quelque problème de mémoire et d'incessants cauchemars dans lesquels, disait-il, j'avais joué un certain rôle. Chose que je ne pouvais évidemment ni confirmer ni mettre en doute. Je m'étais poliment présenté, ainsi que Platon le Petit et nous fûmes invités à prendre place. Quand il nous interrogea je crus juste de répondre à sa place en pensant bien que ce Monsieur Pseudo que Platon le Petit avait choisi pour arbitre, sans aucun dénigrement de ma part, ne pouvait, comme il est naturel, comprendre le langage des chiens... Je ne me trompais pas entièrement... Au bout de très peu de temps... mais j'anticipe... Tandis que je tentais, vainement à mon sens, d'exposer ses extravagances maladroites Platon jouait sagement son rôle de chien. Personne n'eut pu deviner ce qui en réalité se tramait. Chose étrange, Monsieur Pseudo, le psychiatre, par moments de très inégales durées, semblait ne pas écouter ce que je disais. Un certain silence s'était installé. Il regardait quelque chose que je ne voyais pas et semblait fasciné par ce spectacle. Je crus bon de me taire. Cela ne changea rien. C'était comme si je n'étais pas là. Après ce que je considérais comme un très long silence qui n'avait dérangé personne, peu à peu, Platon le Petit s'était mis à parler. Cela ne pouvait être observé que par un spécialiste de haut niveau, mais Monsieur Pseudo semblait le comprendre… et pourtant Platon le Petit parlait un langage que je ne connaissais pas. Un langage bien différent de celui de chaque jour que je connaissais parfaitement pour l'avoir patiemment élaboré avec lui. Je m'étonnais du fait qu'en si peu de temps, ils avaient l'air de se comprendre. D'un coup, sans transition, j’étais devenu un étranger… mais le fait de m'étonner avait sagement ouvert en moi le désir de philosopher. Ce que je fis et c'est ce qui provoqua de ma part une sorte d'éloignement. Je voyageais de mon côté et eux du leur. De leur dialogue, pendant longtemps, je ne sus rien. C'est ainsi que sans impatience j'avais ouvert la porte et les avais salué sans qu'ils ne m'entendent...
 
 

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