jeudi 9 janvier 2025

 

 


 

 

À l'infini, l'univers, minutieusement, tisse un voile sans fin où chaque fil, chaque nœud, semble palpitant de mystères! Quelque part, sur une île cernée par des flots sans bornes, le Souriant, tant qu’il ne manifeste point sa présence, est parfaitement invisible. Il contemple le tableau mouvant d'un monde qui lui est à la fois connu et étranger. Sous ses yeux, les roches s'élèvent. Vestiges d'anciennes colères géologiques, leur peau striée par le vent et l'eau est colorée par les caresses de la lumière. La surface rugueuse de certaines anfractuosités abrite des mousses, fragiles et humides, d'un vert si intense qu'elles semblent capturer un écho des soleils multiples qui dansent au-dessus. Elles s'étendent comme une pensée végétale, patientes et silencieuses, ancrées dans le passage des âges.
Des flots, tantôt hardis, tantôt miroitants, entourent l'île, la caressent ou la martèlent selon leur humeur. Leur surface changeante ne fait qu'évoquer l'abîme qu'ils dissimulent. Là-dessous, des mondes se meuvent, invisibles aux yeux des spectateurs mais non à leur esprit. Le Souriant voit la danse des éléments, peut-être comme ses propres pensées: chaotiques, imprévisibles, frénétiques parfois.
– Ces pensées existent dans une symphonie d’instincts, d’élans et d’appétits, tous plus ou moins contradictoires… et pourtant, leur vie doit avoir une sorte de logique intérieure, une cohérence qui m’échappe.
Cependant, ce n’est pas sur les roches ou les flots que son attention se fixe le plus. Ce sont  le petit chien roux et le Colonel, deux êtres minuscules, presque dérisoires face à l'immensité qui les entoure, mais si vastes dans leur étrangeté, qui captent son attention. Le chien est vif comme une étincelle, un éclat de vie qui semble vouloir ronger l’univers par ses questions. Sa fourrure rousse, témoin d’un passé brûlant, semble presque briller dans la lumière des soleils. Et le Colonel… cette marionnette de tissu à son image, rigide dans ses mouvements et pourtant si souple dans ce qu’il incarne. Le Colonel est un paradoxe, une coquille cousue de ses mains et remplie de pensées qu'il n'y a point mises.
Le Souriant ne comprends pas leurs langages, ces sons qui au loin résonnent entre eux comme un chant d’oiseaux inconnus. Mais il croit les comprendre, lui, le Souriant. Comment ne pas pouvoir les comprendre, puisqu'il est leur maître? Le chien, il l’a libéré du feu, et le Colonel… est né de ses doigts, chaque couture, chaque fil, est un prolongement de son être. Pourtant, les voir ensemble le laisse perplexe. Le chien incline la tête avec vivacité, ses oreilles captant chaque vibration. "Dites-moi, mon Colonel," imagine-t'il qu’il demande à sa poupée, "Pensez-vous à votre créateur? Ces nœuds de tissu, ces coutures qui te traversent la tête et tout le corps… est-ce là qu’il a glissé ton âme?"
Et le Colonel, peut-être tourne-t-il son visage cousu vers lui... ou sa tête est-elle légèrement soulevée par le vent du large... semble lui répondre...
Peut-être se tait-il un instant, pesant une réponse qui ne vient pas aisément. "Penser à mon créateur ? Je n’ai guère besoin d’y penser," pourrais-je l’entendre répondre dans mes rêves. "Je le sens en moi, comme une présence étouffante et douce à la fois. Mais toi, toi qui es de chair et de souffle, l’éprouves-tu, ton créateur? Ou as-tu oublié qu’il t’a sorti du bleu de la nuit pour te vêtir de roux ?"
Le chien, alors, semblant ne rien comprendre, remue la queue, non pas par gaieté mais par agitation, comme si ces questions ne lui étaient point destinées... Le dialogue hypothétique qu’il projette dans leur silence semble n’être qu’une couche supplémentaire à leur énigme.
– Ils sont là, minuscules, et moi, imposant mais invisible, je les observe, fasciné. La crainte de cette marionnette face aux hommes, que je pense avoir entendu évoquer plus tôt, il me semble la percevoir murmurer encore dans l’air. Est-ce de moi qu’il parle, de ma main créatrice qui l’a façonné? Ou des hommes qui, avec leurs chairs et leurs passions, le remplissent d’effroi? Et le chien, ce petit être ardent, pourquoi ces questions incessantes sur la chair, le sang, le créateur?
Le Colonel cherche-t-il à comprendre ses propres origines, ou veut-il simplement défier le Souriant?
Le Souriant les regarde et les devine. Ils sont une énigme dont il est à la fois l’auteur et le spectateur. Leurs pensées, leurs peurs, leurs désirs lui échappent tout autant qu’ils l’habitent.
– Et moi, le Souriant, je reste là, curieux et silencieux, un témoin dont ils ignorent la présence. Ils parlent, et je les écoute, même tous si leurs mots ne me sont pas destinés. Sauront-ils répondre à mon attente...

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