lundi 20 janvier 2025

 
« Le voyageur revient à son point de départ, mais il a vieilli entretemps! [...] S'il s'était agi d'un simple voyage dans l'espace, Ulysse n'aurait pas été déçu; l'irrémédiable, ce n'est pas que l'exilé ait quitté la terre natale, l'irrémédiable, c'est que l'exilé ait quitté cette terre natale il y a vingt ans. L'exilé voudrait retrouver non seulement le lieu natal, mais le jeune homme qu'il était lui-même autrefois quand il l'habitait. [...] Ulysse est maintenant un autre Ulysse, qui retrouve une autre Pénélope...Et Ithaque aussi est une autre ile, à la même place, mais non pas à la même date; c'est une patrie d'un autre temps.»

Vladimir, Jankélévitch, L'Irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974, p. 300-301
 
 
 



Par les interstices de sa conscience une toute petite part de vérité se fraye un chemin et se développe en tous sens. Notre narrateur se sait plus ou moins démasqué et les vagues provoquées par l'apparition du volcan déstabilisent momentanément tout ce petit monde. Pendant que le narrateur, prenant argument de la révolte de ceux qu'il croit être ses personnages, se réjouit du tumulte qu'il croit avoir provoqué, ceux-ci, pour le moment, ne pensent point mais tentent de garder quelque peu l'équilibre. Cependant, peu à peu, l’esprit, chamboulé par le ressac, va se remettre à fonctionner.

Le Narrateur (dans son exaltation grandissante)

Voyez! Sur cette coque que les flots vont briser,
Ces trois faibles créatures que j'ai su façonner.
Ils tanguent, ils vacillent, pris dans ma grande danse,
Leur frêle esquif ploie sous ma toute-puissance.
Les vagues que je sème, ce vent que je déchaîne,
Font trembler leur échine, annoncent leur déveine.
Ô plaisir souverain, ô délice insensé,
De voir ces révoltés soudain désarçonnés!

L'esquif bondit sur les vagues, les trois compagnons peinent à garder l'équilibre.

Le Chien (haletant, s'accrochant au bord de l'esquif)

Ah, miséricorde, ce flot nous emporte !
Et pourtant, mes amis, voyez la force morte
De ce vent qui rugit, de ces lames sans fin:
Ce tumulte n'est rien qu'un masque, un vain dessin.
L'équilibre est ténu, mais il reste un espoir :
Si nous tenons ensemble, nous briserons l'effroi.
Colonel, tiens le mât! Âne, prends garde à l’amorce!
La nature, bien que rude, pliera sous nos forces.

Le Colonel (agrippé au mât jusqu’à ce qu’il lui échappe des mains)

Chien, tes paroles vibrent d'un souffle audacieux,
Mais vois comme ce bois frémit sous les cieux.
Le valeureux mais frêle esquif, semble prêt à céder,
Sous les assauts furieux des flots désordonnés.
Pourtant, je tiens bon, car plier, c'est mourir,
Et céder, c'est nourrir ce tyran à venir.
Ce narrateur cruel, qui croit nous posséder,
Ne peut qu'échouer si nous cessons d'aimer.
L'amour de sa grandeur, voilà sa fondation;
Refusons son empire, brisons ses illusions.

L'Ane (placide, mais attentif)

Ah, mes compagnons, voyez ces forces en jeu,
Ce théâtre mouvant sous les astres fumeux.
Cet esquif, si léger, si prompt à chavirer,
Est-il plus qu'une image de ce monde insensé?
Le narrateur s'enivre de tout ce qu'il croit semer,
N'est-il pas lui-même pris dans l'onde à y succomber?
Tenez bon, oui, tenez, car dans ce grand chaos,
Ce ne sont pas les flots, mais l'esprit qui fait défaut.
Rien n'est plus fragile que l'illusion du maître,
Et sa force vacille dès qu'on cesse de l'être.

L’esquif bondit de nouveau, projetant une gerbe d'écume qui les trempe tous trois. Le narrateur jubile, mais une hésitation s'insinue
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