jeudi 2 janvier 2025

 

 


 

– Eh bien, mon cher Asinus, que me disiez-vous?
– Je voulais vous poser une question.
– Je vous en prie.
– Puis-je vous confier un secret?
– Certainement...
– Vous ne le répéterez pas...
– Vous avez ma parole…
– Aussi je vous le déclare par avance, elle ne vaut pas plus qu’une autre.
– Comment devrais-je interpréter cela?
– À force de parler les mots perdent leurs sens…
– Il me semble que votre constatation se fonde sur le passé et non sur le présent...
– C'est bien là que le bats blesse, sondez votre âme, mon ami, regardez et prêtez attention à chaque détail, même le plus infime… et observez comme les frontières sont poreuses entre les mondes et leurs temps.
 
L'idée, simple, de construire un chapiteau habitait Pinocchio, l’Autre, comme une évidence. Il n'avait pas cherché à comprendre pourquoi cette vision s'était imposée à lui. Il se contentait de suivre cette impulsion, persuadé qu'une fois le chapiteau terminé, quelque chose de nouveau et de significatif en surgirait dans laquelle ce qu’il avait promis à Asinus pourrait s’accomplir.
Chaque matin, ils arpentaient la plage, les pieds s'enfonçant légèrement dans le sable frais. Les vagues laissaient derrière elles des reliques marines, et chaque objet semblait murmurer son utilité à l'oreille attentive de deux marionnettes. Mais l’âne, pourtant solide par nature, renonçait assez vite rejoignait le campement d’un pas lent.
– Ce pourrait être un mât, pensa Pinocchio, l’Autre, ramassant un morceau de bois poli et blanchi par le sel. Il sera la colonne principale. Le pilier central autour duquel tout pourra s’ordonner.
Un peu plus loin, il trouva une corde emmêlée dans des algues. Il s'agenouilla pour la dégager, ses doigts articulés tirant sur les nœuds.
– Si j’en trouve une autre, liée à celle-ci, cela formera une corde qui pourra supporter un toit. Elle reliera les mâts et constituera une force qui maintiendra la structure. Sans elle, rien ne pourra tenir.
Chaque découverte alimentait son excitation. Une planche à demi enfouie sous le sable, une voile effilochée accrochée à un rocher. Tout avait un rôle, un emplacement précis dans sa vision du chapiteau.
À chaque retour à la clairière, il trouvait Asinus qui l’attendait, assis en silence. Il ne disait jamais rien de ses allers-retours, mais ses yeux semblaient toujours posés sur l’invisible, sur quelque chose que Pinocchio, l’Autre, ne voyait pas.
– Regarde ce que j’ai trouvé ! s’exclama-t’il en déposant ses trésors sur le sol. Le chapiteau prend forme, n’est-ce pas ?
Asinus observait les objets, mais ne répondait que par un hochement de tête vague.
– Oui. Cela prend forme, disait-il parfois, mais son ton restait étrangement distant, comme s’il savait quelque chose que Pinocchio, l’Autre, et une partie de lui-même ignorait.
Les jours passaient, et le chapiteau prenait forme peu à peu. Les mâts étaient dressés avec précaution, les cordes tendues entre eux comme les lignes d’un dessin encore incomplet. La marionnette passait des heures à ajuster les morceaux de toile, à combler les trous, à s’assurer que chaque pièce trouvée s’intégrait parfaitement. Mais chaque soir, le vent, la pluie, l’usure ou plus simplement les défauts cachés semblaient effacer une partie de ses efforts. Une corde se détendait ou cassait, une planche tombait, une toile se déchirait un peu plus.
– C’est étrange, murmura-t’il un matin, contemplant les dégâts, on dirait que l’île elle-même ne veut pas que je termine. Pourtant, j’en suis persuadé, je vais y parvenir. Je vais tout reconstruire. Je ne peux pas m’arrêter maintenant.
Asinus, qui l’observait en silence, finit par parler :
– Pourquoi tiens-tu tant à ce chapiteau ?
Pinocchio, l’Autre, releva la tête, surpris par la question.
– Parce que c’est là que cela va se passer… C’est là que je voulais t’emmener. Une fois terminé, il sera… quelque chose. Une fin. Un lieu où tout ce que je ressens et que je… nous ne comprenons pas pourra s’exprimer.
L’âne hocha doucement la tête, mais ne répondit rien.
La marionnette continuait de s’acharner, refusant de remarquer que chaque réparation, chaque amélioration, semblait immédiatement contrecarrée par une nouvelle dégradation. Ses journées étaient rythmées par un cycle sans fin d’assemblage, de réparation, et d’ajustement.
Une nuit, alors que Pinocchio, l’Autre, s’efforçait de redresser un mât qui s’était effondré, Asinus s’approcha.
– Peut-être que le chapiteau est déjà ce qu’il doit être, dit-il calmement.
Fort surpris la marionnette secoua la tête, avec des gestes anormalement nerveux.
– Non, il n’est pas fini. Pas encore. Il manque des pièces, il manque… quelque chose. Quand il sera complet, tout changera. Je le sais.
L’âne resta silencieux un moment, son regard fixé sur la structure vacillante.
– Peut-être qu’il ne manque rien, sauf ta capacité à le voir et le comprendre autrement.
Mais la marionnette ne l’écoutait pas. Pour elle, le chapiteau était une œuvre inachevée, une promesse encore à tenir. Ses mains continuaient de travailler, cherchant désespérément à compléter ce qu’elle croyait devoir être parfait, sans comprendre que l’œuvre, en réalité, n’était jamais censée être achevée.
 
 

 
– Ici même, Nounours est passé et ce que vous croyez avoir aperçu sont les traces de ce passage... que Nounours, et vous-même, chacun à sa manière convoquez. Et dans ces traces il y a les traces lointaines de son passé lointain et du vôtre, dans lesquelles vous croyez voir... et qui vous font peur... C'est ainsi que, d'un monde à l'autre, les histoires se poursuivent.


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