« C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit, dés l'entrée, que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d'un tel dessein. Je l'ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis: à ce que m'ayant perdu (ce qu'ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent, plus altère et plus vive, la connaissance qu'ils ont eue de moi. Si c'eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice: car c'est moi que je peins. Mes défauts s'y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l'a permis. Que si j'eusse été entre ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t'assure que je m'y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre: ce n'est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu don; de Montaigne, ce premier de mars mil cinq cent quatre vingts.»
Montaigne, Les Essais, livre 1
Divine providence
Épisode 68
Il est, non loin de là, un archipel de pierre,
Où le vent fait chanter l’écho de la lumière,
Une île préservée des curieux indiscrets,
Refuge des secrets que le monde a laissés.
Là vivent des témoins, d’étranges habitants,
Là vivent des témoins, d’étranges habitants,
Des ânes méconnus, mystérieux et savants.
Non point bêtes grossières, d’instinct rudimentaire,
Mais nobles créatures, ânes dits "insolaires".
À l’abri des regards et des idées trop faites,
À l’abri des regards et des idées trop faites,
Ils goûtent la douceur d’une brise parfaite,
Un mélange subtil d’air marin et d’éclats,
De rosée suspendue au fil de l’apparat.
Mais ce don de l’archipel, si rare et si précieux,
Mais ce don de l’archipel, si rare et si précieux,
Ne suffit à nourrir ces ânes du lieu.
Car ces îles, pourtant d’un charme indicible,
Offrent peu de festin pour un appétit sensible.
Alors, dans leur sagesse, malgré l’âpreté,
Alors, dans leur sagesse, malgré l’âpreté,
Ils ont su inventer un art de se sustenter.
Un organe secret, le fameux "citaphore",
Les guide où des paroles nourrissent leur essor.
Oui, ces ânes perçoivent, dans l’éther des récits,
Oui, ces ânes perçoivent, dans l’éther des récits,
Des citations perdues, des bribes de l’esprit.
Aussitôt qu’un fragment appelle leur saveur,
Ils surgissent soudain, sans troubler les conteurs.
Ils se glissent alors, discrets, dans l’histoire,
Ils se glissent alors, discrets, dans l’histoire,
Comme un souffle léger aux ailes de l’espoir.
Ils écoutent, curieux, le cœur des mots vibrants,
Et goûtent leur éclat, leur sel, leur franc talent.
Si les mots leur plaisent, ils s’en repaissent en paix,
Si les mots leur plaisent, ils s’en repaissent en paix,
Puis regagnent leur île aux contours enchantés.
Ainsi, ces insulaires, errants et lumineux,
Vivent d’un art subtil et d’un souffle gracieux.
Ô île sans pareil, où l’esprit est roi,
Ô île sans pareil, où l’esprit est roi,
Ton mystère éclatant défie tous nos émois.
Car sous le ciel changeant, et parmi tes rochers,
Ces ânes immortels veillent, doux et sacrés.
Leur royaume discret murmure à l’infini,
Leur royaume discret murmure à l’infini,
Que vivre de l’esprit est un noble pari.
Et dans l’ombre dorée où flamboient les étoiles,
Ils règnent, invisibles, sur leurs terres royales. Ils apparaissent momentanément à l'endroit même où ils les ont repérées. Pour s'en faire une opinion, ils se mêlent alors discrètement à l'histoire, sans que personne n'en soit surpris...
La très véridique histoire du colonel Ortho
Aux éditions
"Les sentences ressemblent aux papillons;
on en attrape quelques-unes,
certaines nous échappent
et les autres s'abattent sur nous"
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