jeudi 16 janvier 2025

Coup de vent

 

« Chaque partie peut parler au nom du bon sens et tenir l'autre pour un fêlé à risques. Consulté en arbitre, un psychiatre les renverra peut-être dos à dos: il y a des pathologies de l'incroyance comme il en est de la croyance. L'obsessionnel, on l'a dit, est un malade par excès d'observance, il répète ses rites privés en dépit de leur inefficacité, sans conclusion ni apaisement possible.»

Régis Debray, Le Feu sacré, Fayard, p. 151
 
 
Divine providence
 Épisode70
 
 


À vrai dire, mis à part le fait d'être des insulaires et de se gaver de citations, une des particularité des ânes "insolaires", est, comme son nom l'indique partiellement, qu'ils ne supportent pas la lumière du soleil. En très peu de temps ils commencent par rosir puis rougissent violemment, ce qui les met très vite dans une colère noire qui, à son tour, les fait disparaître de leur propre champs de vision. Dans la nuit ou la pénombre ils sont d'un caractère très affable, agréable et discret. À une exception près, les jours de pleine lune. Ces jours-là ils perdent la raison et se mettent en tête les rêves les plus fous.

 

Un souffle, tout à coup, venu de l'horizon,
Un vent ancien, discret, sans colère ni nom,
Efface lentement, dans l'air et sur la pierre,
Les traces, les écrits, les mots de la lumière.
L'instant vacille alors, tout semble s'effacer,
Comme un souffle ancien que le vent vient chasser.
Mais voici qu'en ce trouble, un mouvement éclate:
L'âne, aux flancs verts de mousse, vacille et s'écarte.
Le vent l'emporte au bord, vers l'abîme béant,
Lui, créature étrange, hésite en trébuchant.
Alors le Colonel, poupée d'étoffe froide,
Lui, qui jamais ne sut d'un regard prendre l'âne,
Bondit soudain, d'un geste brusque et insensé,
Et, par la queue, retient ce corps désaxé.
Moi, témoin égaré de ce moment soudain,
Je vacille aussi bien, le doute en mes deux mains.
Pourquoi, ô Colonel, toi qui sembles de marbre,
Te jeter dans ce vent, braver ce roc de l'arbre ?
Est-ce la peur d'un vide, d'un au-delà caché,
Que ton geste d'élan refuse d'approcher?
Ou bien n'est-ce que l'ombre, un sursaut dérisoire,
Face au simple accident, à l'inconnu sans gloire?
Je cherche à comprendre, et le doute m'envahit:
Cet âne, silencieux, au pas doux, à l'esprit
Marqué d'une lueur insulaire et solaire,
Est-il plus qu'un hasard, un lien au grand mystère?
Le Colonel, figé, regarde sans un mot,
Tenant l'âne immobile au bord de son sursaut.
Rien ne s'échange alors, ni regards, ni soupirs,
Mais l'air autour d'eux semble un instant se durcir.
Moi, narrateur caché, qui suis là sans savoir,
Je perds dans ce tableau le fil de mon espoir.
Car que vois-je en ces gestes? Le trouble me dévore.
Est-ce un lien plus profond, un secret citaphore
Qui les unit enfin par ce saut de côté?
Ou bien n'était-ce là qu'un reflet insensé,
Un élan d’égarement, un hasard mécanique
Qu'un souffle d'infini déguisait en pratique?
Peut-être ai-je projeté sur eux mon errance,
Mes propres hésitations, mes failles, mes absences.
Cet âne, ce Colonel, leur marche sans pourquoi,
Ne sont-ils que miroir d'un vide inscrit en moi?
Ainsi, sur cette île où tout vacille et passe,
Je scrute l'horizon, où le silence entasse
Les mystères profonds que je n'ose approcher.
Et leur étrange marche, ce pas si détaché,
Qui semblait m'inquiéter par son union confuse,
Me trouble plus encore dans son essence obtuse.
Pourquoi ? me dis-je enfin, pourquoi suis-je ébranlé?
Est-ce leur solitude, en un cercle lié?
Est-ce leur quête absurde, ou l'ombre qui m'habite?
Je ne saurais le dire, et mon âme hésite.
Et le vent, encore, reprend son souffle ancien,
Efface les chemins, les traces et les liens.

 

 

 

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