vendredi 12 juillet 2019

(12) Page volante




Extrait d'une page volante arrachée à l'un des Carnets de l'enfant Lune

Beaucoup d’efforts sont nécessaires pour retrouver la voix des vaincus à travers les archives des empires conquérants. Ainsi en est-il des archives de Don Carotte, dont je percevais alors que vaincu il l'avait été. J'avais à peine sept ans et j'en paraissais cinq. C'était du temps où l'on me pensait muet et il m'arrivait de rester immobile pendant de longues heures sans que personne ne puisse deviner ce qui m'arrivait... Pendant tout ce temps, innombrables furent les aventures dont j'étais l'objet plus que le sujet, mais, par une sorte de multiplication de moi-même, je me consacrais, j'allais dire entièrement... à l'étude de ses cahiers et carnets. Je dus aussi apprendre à lire et à écrire, chose que je ne connaissais point et qui me rebutaient jusqu'à ce qu'un certain plaisir se manifestât, imparfait du subjonctif compris. La peur de me tromper disparaissait elle aussi en même temps que l'illusion qui consistait en l'espoir d'être lu, d'avoir une quelconque importance, ou plus encore d'exercer une influence quelconque... Peu à peu s’est affirmée l’importance d’appréhender de manière différente la façon dont les pouvoirs centraux d'abord, puis les groupes jusqu'aux plus petits, s’approprient et fixent dans leurs archives la perception univoque de leurs empires. La cause principale résulte non seulement de la volonté de puissance de ces pouvoirs en activité, mais aussi et surtout de la volonté de survie qu'ils ont de l'idée qu'ils s'en font. Idée qui les a fait. Bien plus que les faits, j’émets l'hypothèse que ce sont les mots et les images, si tant est qu'il y ait entre eux une véritable différence, qui sont la matière de la mémoire. Lorsque l'on me dit que je joue sur les mots! Je réponds que ce sont eux qui jouent... à se jouer de nous. Les hommes sont prisonniers de leur langue et ne le savent pas... 

Aucun commentaire: